« UNE BRILLANTE FANTAISIE » DE JEAN ROLIN

« UNE BRILLANTE FANTAISIE » DE JEAN ROLIN
L’explosion de la durite ou de la résistance à l’hébétude

 

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Un récit complexe et nonchalant

A rebours de ce que son titre suggère, qui soit dit en passant est assez bien trouvé, puisqu’il prend le lecteur à contre-pied et les critiques pinailleurs à leur propre jeu – « une durite n’explose pas, elle pète » remarquent-ils parfois sans rire –, le dernier livre de Jean Rolin ne se prête pas à une lecture mécanique mais se donne comme un récit complexe et nonchalant. Un récit « à rebours » donc, sans être artiste, ni décadent, plein d’inertie plutôt.

Sa complexité, il la tient d’abord du sujet. Il faut, en effet, pas mal de détours et de combines pour convoyer de manière quasi clandestine une berline allemande jusqu’à Kinshasa. L’argument, original, peut sembler anecdotique, il permet, cependant, de susciter des niveaux de lecture qui sont à la fois économique, politique, historique et biographique. Le moyen de transport devient au pied de la lettre une métaphore qui décrit précisément les liens entre l’Europe et l’Afrique : un commerce inégal, une dépendance encore vive, un système aux rouages fragiles, une occasion manquée. Il s’agit enfin d’un voyage sur les traces du père – il rejoint en cela les livres de J.-M. G. Le Clézio et de Lieve Joris retraçant eux aussi ce voyage sur les traces familiales en Afrique –, et de son enfance passée dans ce pays qui était alors le Congo. Cette amplitude historique dépeint un univers historiquement, sinon intellectuellement, post-colonial mais sa complexe nonchalance l’éloigne des poncifs académiques.

Cette complexité est aussi affaire de rythme. La narration ne suit pas la chronologie des faits, elle ne se presse pas d’arriver à son terme, ni ne se construit autour de fausses péripéties. Elle suit une écriture à la recherche de la névralgie, cet état moral et physique où l’impatience cède à la fatigue. Pas la fatigue contingente d’une soirée trop arrosée ou d’une journée harassante en tractations, mais la fatigue du mitan de l’existence où un reporter se reporte lui-même en arrière et constate que rien ne change. Cette sensation naît au niveau même de la phrase dont le rythme emprunte à la période, accumulant les circonstances et ménageant souvent, au gré de pas mal de circonvolutions, toutes très minutieuses, trop pour être toujours entièrement dénuées d’ironie, ce qui s’apparente à une chute.

« Or le spectacle de ce parking, et bien plus encore celui du supermarché lui-même, et de la foule qui s’y pressait, parmi les rayonnages et dans les files d’attente devant les caisses, avec une fébrilité prévisible, mais nuancée peut-être d’une touche de nonchalance ou de laisser-aller, perceptible également dans la fréquence des tenues balnéaires, car il s’agissait principalement d’une foule de vacanciers, tout ce contexte me plongea dans une sorte de vertige, comme si d’avoir un pied à bord du San Rocco et un autre dans des vacances familiales à Soulac-sur-Mer privait ces deux options de toute réalité. » (118).

La période, qui se prête souvent à la grandiloquence tribunicienne, comble là une autre attente : la phrase s’écrit contre les grands discours, pour échapper à ce que leur lyrisme peut avoir d’enivrant. Le vertige sans l’ivresse en somme.

Une écriture du soupçon… bienveillant

Ou bien, pour continuer dans l’invention des formules, et toujours pour appréhender cette complexité : une écriture du soupçon… bienveillant. En tant que reporter au long cours, sa vie blanchie sous le harnais de l’enquête, le narrateur voit ses vieux réflexes réapparaître lorsqu’il scrute un interlocuteur avant d’en brosser le portrait d’un coup rapide : « le couple qui la tenait, d’origine indéfinissable, peut-être des Bulgares, donnait une impression de malhonnêteté sympathique et presque humanitaire » (71). Le métier veut çà, ne pas être dupe, quitte à poser comme un prémisse que tout le monde ment, ou truque, ou se met en scène. Rien d’inquisitorial dans cette posture, l’univers de l’écrivain n’est pas celui du journaliste et encore moins celui du policier. Séduit par les belles histoires, éprouvant à leur égard une certaine tendresse, lui qu’on dirait par atavisme « […] entraîné par sa « brillante fantaisie », son « impatience allègre de reporter amateur ». » (92), est également victime – consentante – des apparences :

« Or si je peux donner une telle impression à quelqu’un qui me rencontre pour la première fois – et dont je me plais à imaginer qu’il est lui-même un ancien du 11e choc, le régiment du SDECE –, et si une autre personne, me connaissant quant à elle depuis une quinzaine d’années, reste dans l’expectative à ce sujet, c’est bien qu’il y a chez moi, dans ma présentation, dans la manière dont j’envisage le présent ou évoque le passé, à travers des récits plus ou moins arrangés, puisqu’ils sont destinés à me faire valoir, quelque chose qui donne prise à de tels soupçons, au point que l’ont est amené à se demander, inévitablement, dans quelle mesure ils ne sont pas fondés. » (84)

L’auteur est même flatté qu’on le confonde si aisément avec un personnage d’un de ces romans de gare, rubrique espionnage. Rien de surprenant alors à ce qu’il donne ses rendez-vous dans le métro, car « dans notre manière d’agir, ou au moins dans la mienne, il entre un goût contrarié pour la clandestinité » (74).

« Auréolé d’une gloire nouvelle – celle d’un vieux routier des services – dont je présumais malgré tout qu’elle était imméritée » (84), il ne la dénie que forcé et à regret. Serait-ce là le vieux fantasme du voyageur qui resurgit, cet Ulysse capable de se travestir afin d’investir tout lieu sans que personne ne le débusque ? Ou autre hypothèse serait-ce un trait d’ironie du spécialiste des affaires africaines ? Par ce thème, ne tourne-t-il pas en dérision ces aventuriers barbouzes, dont le grotesque confine parfois au sordide ? Une dernière interprétation de ce désir de clandestinité concerne un choix littéraire : la littérature et ses histoires plutôt que le reportage journalistique. S’il se distingue véritablement du reportage qui, s’il n’établit pas toujours une vérité définitive, cherche souvent à ordonner ou à expliciter ses impressions, c’est justement en préservant un apparent désordre entre réalité et fiction. Ce désordre apparent et le goût de l’esquive ne donnent-ils pas une définition possible du détachement ?

De la littérature au cinéma, une question d’atmosphères

Ce détachement, qu’on accole volontiers et quasi systématiquement aux voyageurs écrivains britanniques, exemplarisé dans la force d’âme capable de s’abstraire des circonstances prosaïques pour parler littérature, s’illustre chez Rolin dans le fait de citer Conrad – qui l’était lui aussi un peu, britannique, par adoption –, Sebald – encore une pièce rapportée et qui est l’objet d’une attaque en règle dans sa lecture du premier, preuve que le détachement a des limites en cette matière –, mais aussi Hemimgway, Mac Orlan et Proust. Le voyageur a des lettres qui le recommandent à l’attention du lecteur cultivé et curieux d’expériences de lectures insolites.

Plus originales que ces souvenirs littéraires sont, cependant, les réminiscences visuelles, qui littéralement scénarisées en deviennent même cinématographiques :

« (De cette fin de règne, j’avais eu dès cette époque une sorte de prémonition, imaginant comment le dictateur en venait à se réfugier avec ses proches à bord de son yacht, le Kamayola, pour remonter le fleuve en direction de sa province natale, la seule où il conservait quelque crédit, et comment l’étau de la forêt, pleine de petits hommes lanceurs de flèches de sagaies, peu à peu se refermait sur eux, comme dans un remake des Ténèbres, […] de telle sorte qu’à la fin, le tyran, coiffé de sa toque de léopard et agitant vainement sa canne magique désormais privée de tout prestige, agonisait seul, éructant des bribes de discours, sur le pont du navire livré à lui-même, parmi les cadavres pourrissants et les valises de joaillerie ou de billets de banque qu’auraient déchiquetés, cette fois comme dans Aguirre, des milliers de petits singes surgis de la forêt, et dont l’un se serait emparé de la toque du maréchal à l’instant même où celui-ci aurait rendu le dernier soupir. » (81-82)

Parmi les autres scènes vues, on trouve la panne inaugurale où la description du jet de vapeur et les atermoiements des personnages donnent un tour cocasse assez proche du cinéma muet des Temps modernes. Le thème court tout le livre : la relation entre l’homme et la machine est en même temps problématique et indissoluble. Toujours mal à l’aise, il est une proie pour elle, comme le géant Foudron, ancien colonel de l’armée zaïroise qui doit se loger dans une étroite Opel corsa au fauteuil bloqué. Le comique vient de ce que le couple formé par la voiture et son accompagnateur doit partager un même destin. Tous deux transportés sous des climats et des routes peu tempérés, ils seront plumés par les bons soins de la douane ou de tous ceux qui peuvent en tirer un petit bénéfice.

Cinématographique aussi est la structure du livre qui use du procédé de retour en arrière après une mise en situation dramatique, typique du film noir. Conformément à ce schéma tout commence par un accident que le récit semble devoir ensuite justifier avant finalement de le dépasser en un ultime et tragique rebondissement. Sauf qu’il s’agit ici d’un incident de nature strictement mécanique et qu’à sa suite rien de plus remarquable ne se produit. L’incident somme tout banal aura été son acmé. Manière, là aussi pince sans rire, de laisser son lecteur impatient ou avide d’émotions en rade. La question posée par ce début in medias res serait donc plutôt : comment en suis-je arrivé là, au milieu du Congo : What I am doing here ? pour reprendre un titre de Bruce Chatwin, un écrivain qui nous semble d’ailleurs plus proche de Rolin que Conrad[1].

C’est enfin un récit d’atmosphères. Il y a celle des ports, des docks et des cargos, davantage dans le style de Maigret que de Casablanca tout de même :

« Cette défaillance m’a rappelé une scène de Mac Orlan, un auteur pour lequel j’éprouve une affection particulière et qui ne fait que croître au fur et à mesure que la nuit avance. On y voit le personnage équivoque du capitaine Hartmann, auquel j’ai toujours eu le désir de ressembler, boire en compagnie de deux jeunes gens, dont l’un est une fille et l’autre son probable maquereau, et se sentir soudainement trahi par son âge (lequel est élevé), et vaincu par la boisson, pour la première en ce qui le concerne, au point de se laisser assommer puis dépouiller par le probable maquereau. La scène se passe à Hambourg, une ville parée à l’époque – entre les deux guerres – d’un certain prestige maléfique. » (85)

Il y a celle plus originale de Paris pris dans la touffeur de l’été, captée depuis une chambre d’hôpital (55-56). Dans un mouvement qui a tout du geste d’une caméra, allant alternativement de l’extérieur à l’intérieur mais profitant des trouées d’une fenêtre, le narrateur réalise un habile montage entre passages descriptifs et narratifs, entre considérations météorologiques et du portrait du malade installant un lien entre ces deux états :

« Par-dessus la colline tout un pan de ciel se découvre, d’une luminosité éclatante, bien que déjà s’y entassent de gros nuages blancs qui en fin d’après-midi donneront naissance à des orages. Cet éclairage ménage des effets très marqués de contre-jour, et c’est d’abord ainsi, indistincts et silhouettés sur le fond éblouissant de la baie vitrée, que m’apparaissent les deux visiteurs qui m’ont précédé auprès de Foudron. » (57)

C’est là qu’il fait œuvre de cinéaste dépassant le visible pour l’invisible, suggérant l’influence entre macrocosme et microcosme, ou de façon moins savante, permettant d’entrer subrepticement dans la durée de la maladie. Pour quelques instants mais qui valent éternité – faut-il attribuer à ce mot une majuscule ? –, nous sommes ailleurs. Justesse de la scène qui décrit et explique cette expérience commune, ce malaise qui survient au valide visiteur lorsqu’il entre dans ces zones de silence hospitalier, de sommeil et de mort.

Il y a aussi cette atmosphère singulière des avenues de Kinshasa parcourues par Jean Rolin (198-201), un peu comme dans la Notte d’Antonioni le personnage errant dans la ville en chantier qu’il pensait familière et qu’il découvre étrangère, se raccrochant à une maison laissée comme par un miracle qu’on devine provisoire indemne. A chaque fois l’ambiance naît du passage du personnage. Dans sa traversée inquiète de la capitale parisienne, dans sa divagation étonnée de la capitale congolaise, il est là, œil grand ouvert et étonné de ne rien comprendre mais de surprendre quand même une certaine beauté.

Une tristesse douce et vague

Avec tous ces éléments, on comprend que L’Explosion de la durite incite à la mélancolie et à la nostalgie. Le sentiment d’impuissance et d’incompréhension y trouve racine : la culture précédemment énoncée ne parvient pas à masquer l’ennui, elle est finalement frappée du sceau de la vacuité. Le regret du retour ne manque pas également, et ce qui rejoint ces deux sentiments une tristesse douce et vague. Une tristesse liée au passage, celui des heures, des jours, des années, bref du temps ; une tristesse liée au mouvement, à l’impermanence de toutes choses, y compris – et cela justement est bien compris – de l’être humain, de sa finitude ; une tristesse liée au défilement, manifestation physique de cette situation ontologique caractérisée par la perte et le défaut, qui peut faire languir tout un chacun mais qui frappe avec plus d’évidence et d’immédiateté ceux qui le vivent au quotidien. La proximité des gares, des ports, des voies de communication peut faire ruminer ce genre d’idées noires. Le voyage en mer présente les conditions les plus propices à leur développement :

« Et il y a dans le mauvais goût pathétique, quand c’est la nature elle-même qui s’en empare, une telle force de persuasion qu’en considérant cette étendue noire et luisante (image de l’infini, peut-être, plutôt que du néant ?), soulevée sous la clarté lunaire d’amples ondulations, l’idée m’est venue, brièvement, que si je me jetais dedans, depuis l’aileron de passerelle bâbord, je connaîtrais une fin vraisemblablement effroyable, déchiqueté par l’hélice ou boulotté par des requins, mais tout de même plus noble, et plus propice à ma gloire posthume, que celle, « lente et douloureuse », promise jour après jour aux fumeurs par leurs propres paquets de cigarettes. » (146)

Mais, et c’est là la complexité ou la perversité de ce mal très retors, l’absence de mouvement n’en prémunit pas. La sédentarité provoque aussi son apparition :

« Peu après le 20 septembre (et tandis que résonnaient en moi les échos de la dernière phrase, au demeurant, très anodine, de La Prisonnière), j’ai pris la décision de rentrer. Je l’ai prise de manière à la fois précipitée et irréversible : c’est-à-dire que du moment où cette décision a été prise, chaque journée supplémentaire passée à Kinshasa m’est apparue comme une journée de trop. » (219)

Rien de très paradoxal, les deux situations, qu’on dira rapidement nomade ou sédentaire, ayant en commun de correspondre à un état de spectateur, d’observateur, de témoin. Pourtant ce n’est pas tant la différence entre action et inaction qui compte, l’important est que la position d’observateur ne prédispose aucunement à une claire vision immédiate. Ce qui caractérise ce point de vue, c’est la cécité du regard immédiat et la nécessité d’une vision rétrospective. Lucide, le spectateur sait que ce délai est nécessaire même s’il n’est pas suffisant. Le sentiment de l’inextricable de cette position dont on ne peut se tirer – le voyage n’est d’aucune aide –, qui est tellement embrouillé qu’il est indescriptible – l’écriture n’est pas d’un secours plus grand –, et dont on ne peut pourtant sortir ou se départir – l’un et l’autre sont pourtant pratiqués –, est sans doute ce qui le démarque de la généralité du reportage contingent pour advenir à l’universalité du discours littéraire. Le spectacle du monde que Jean Rolin nous représente, d’une manière plus cinématographique que théâtrale, n’est pas fait d’illusions trompeuses, il ne prétend pas non plus nous livrer la vérité, il serait une manière détachée et faussement nonchalante de résister à l’hébétude.

Jean-François Guennoc

 

L’auteur

Né en 1949, Jean Rolin est à la fois journaliste et écrivain. En tant que journaliste, il a travaillé pour Libération, Géo, L'Evénement du jeudi et le Figaro, et remporté le prix Albert-Londres en 1988 pour La Ligne de Front (Payot), un récit de voyage dans l'Afrique australe. Ses écrits littéraires lui ont également valu des récompenses : le prix Roger-Nimier en 1982 pour Journal de Gand aux Aléoutiennes (Payot), le prix Médicis en 1996 pour L'Organisation (Gallimard), chronique désenchantée et dépassionnée de ses années maoïstes.

Quatrième de couverture

L’idée, c’était de se procurer à Paris une vieille voiture en état de rouler, et de l’expédier au Congo où elle deviendrait un taxi. Celui-ci assurerait des ressources régulières à la famille du colonel, restée au pays quand lui-même avait été contraint de s’expatrier. Tel que le colonel et le narrateur l’avaient conçu, dans un café de la porte de Clichy, le projet était simple et brillant. Chemin faisant, tant sur la mer que par la route, selon un itinéraire qui recoupe parfois ceux de Joseph Conrad, de Patrice Lumumba, de Che Guevara et d’autres fantômes moins illustres, il va se heurter à un grand nombre de difficultés, imputables aussi bien à l’état de la voiture qu’à celui du pays lui-même. Parmi toutes ces difficultés, finalement, il n’est pas avéré que la pire soit l’explosion de la durite.

Notes de pied de page

  1. ^ Au jeu des familles littéraires on pourrait d’ailleurs situer Rolin entre La Fontaine – « J’étais là, telle chose advint » –, et Bruce Chatwin – « What I am doing here ? » – un humaniste dont la sagesse stoïque trouve parfois ses limites dans une interrogation très humaine.

Référence électronique

Jean-François GUENNOC, « « UNE BRILLANTE FANTAISIE » DE JEAN ROLIN », Astrolabe - ISSN 2102-538X [En ligne], Juillet / Août 2007, mis en ligne le 27/07/2018, URL : https://www.crlv.org/articles/brillante-fantaisie-jean-rolin