LE VOYAGE CHEZ NIZAN ET CÉLINE

Le voyage chez Nizan et CÉline
Une esthétique de la subversion et de la contre-culture

 

Nizan et Céline peuvent être étudiés et mis en tension sous un nouvel angle d’approche. Il s’agit d’analyser leur rapport conflictuel avec la culture bourgeoise française du début du XXe siècle, notamment à partir de deux œuvres viatiques anti-colonialistes très virulentes et subversives : Voyage au bout de la nuit et Aden Arabie, écrites en 1931. C’est par l’expérience du voyage aux colonies que les héros des deux oeuvres perçoivent la nécessité de se révolter contre la culture capitaliste européenne et ses mythes. L’écriture devient l’instrument privilégié de condamnation de la norme.

Céline : formes des démythifications[1] et contre-culture dans Voyage au bout de la nuit

Toute l’aventure africaine du Voyage est émaillée de déconstructions : déconstruction du mythe du voyage comme refuge bienfaisant, déconstruction de l’exotisme, de la nature enchanteresse de l’Afrique, de la beauté des Tropiques, déconstruction des mythes coloniaux de la puissance guerrière blanche, de l’exaltation du profit, du capitalisme colonial, et de la mission civilisatrice de l’Europe. La structure du cycle africain est ainsi constituée d’un enchaînement de démythifications, selon un procédé qui combine plusieurs composantes : lexicale (disproportion entre différents niveaux de langue, destruction du langage classique), thématique, structurelle et générique.

Toutes ces déconstructions participent de la dénonciation politique et idéologique de la colonisation, et de la volonté de Céline de pervertir le genre du récit de voyage tout en utilisant certains de ses motifs. Le romancier utilise ainsi des éléments caractéristiques du voyage initiatique, comme la traversée maritime dangereuse d’Europe en Afrique, l’apprentissage de la survie dans la forêt primitive, la mise au tombeau (Bardamu délirant de fièvre dans un brancard lors de son voyage vers San Tapeta), et la renaissance sur la galère de l’Infanta Combitta qui le transportera vers la deuxième partie du voyage, à New-York. A une succession de déconstructions et une série d’étapes initiatiques se superpose une structure de descente aux enfers, de progression vers l’anéantissement corporel et psychique du personnage principal, de plus en plus sensible de Fort-Gono à San-Tapeta.

Pour mieux cerner le caractère subversif du Voyage, replongeons-nous un instant dans le contexte socio-culturel de l’époque, avant de détailler les formes et procédés de démythification qu’emploie Céline, et leur rapport à la notion de contre-culture. La contre-culture peut être ici opposée à la notion de culture dominante, à l’imaginaire et à la représentation européenne racialiste du colon et des colonisés au début du XXe siècle. Le regard de Bardamu sur les indigènes et sur la colonisation est original, s’opposant au contexte historique français. En effet, en 1931, date de parution du Voyage et d’Aden Arabie, les mythes coloniaux sont mis en scène et propagés à des millions d’Européens par l’exposition coloniale internationale de Vincennes, organisée par Lyautey. Il s’agit, pour les autorités coloniales, de convaincre le public que

l’Empire est un territoire nécessaire pour que la France demeure une grande puissance, de [lui] montrer l’excellence (et l’existence) d’une ‘méthode’ coloniale française […], de prouver que la France, patrie des droits de l’Homme, apporte aux indigènes la Civilisation et ses bienfaits et qu’elle les éduque pour qu’ils s’émancipent un jour […] ; qu’en retour l’Empire alimente de ses plus beaux fruits l’économie française ; susciter enfin, auprès des jeunes, une vocation de colon dont l’Empire a bien besoin.[2]

Les mythes coloniaux, transmis non seulement par les expositions mais aussi par les affiches, les photographies, les cartes postales, les cahiers scolaires et les films, peuvent se résumer ainsi : appartenance des Noirs à une race inférieure, représentation de l’animalité et de l’exotisme érotique des femmes indigènes, idée de la sauvagerie et de la bestialité intrinsèques des Africains, dévalorisation et stigmatisation physique de leurs populations, affirmation de leur infériorité intellectuelle et technologique et de leur absence de culture. Après l’établissement de ces stéréotypes, le colonisateur peut expliquer son rôle et légitimer ses actions. Il veut « élever » l’indigène de son rang inférieur à un stade supérieur de connaissance, de technique et de spiritualité (le colonialisme étant étroitement lié à la volonté des Européens de convertir les Noirs au christianisme).

Céline s’oppose à ces stéréotypes en se focalisant sur deux thèmes essentiels : les répercussions de la nature biologique de l’Afrique sur les Européens, et la condamnation de toutes les formes de colonialisme. Il utilise souvent une technique de renversement, de nature grotesque ou carnavalesque, présenté par l’expérience viatique d’un héros au bas de l’échelle sociale coloniale.

Le climat des Tropiques révèle la nature cruelle et barbare des Occidentaux

Les éléments naturels et biologiques (la chaleur, l’eau du fleuve, la pluie, les maladies, la végétation étouffante et les insectes) dominent les corps et leur font subir une dégradation. Le Blanc n’est plus l’Homme dominant et méprisant le sauvage, mais il est dominé par la nature, qui lui retire ses fards hypocrites. Le voyage en Afrique n’est plus une quête de supériorité mais une épreuve infernale où le colon est piégé par ses propres pulsions de haine et de mort. Céline décrit ainsi ce processus :

C’est depuis ce moment [l’entrée de l’Amiral-Bragueton dans les eaux africaines] que nous vîmes à fleur de peau venir s’étaler l’angoissante nature des Blancs, provoquée, libérée, bien débraillée enfin, leur vraie nature, tout comme à la guerre. Étuve tropicale pour instincts tels crapauds et vipères qui viennent enfin s’épanouir au mois d’août, sur les flancs fissurés des prisons. Dans le froid d’Europe, sous les grisailles pudiques du Nord, on ne fait, hors les carnages, que soupçonner la grouillante cruauté de nos frères, mais leur pourriture envahit la surface dès que les émoustille la fièvre ignoble des Tropiques.[3]

La démythification de l’univers colonial

La démythification de l’univers colonial passe par plusieurs étapes et prend différentes formes. Contrairement à l’imagerie de la propagande coloniale qui se caractérise par la valorisation physique d’un colonisateur athlétique et sportif, en particulier dans les affiches de recrutement militaire, chez Céline, les colons sont représentés non pas comme des hommes d’action mais comme des êtres exploités et haïs par leurs supérieurs, des hommes passifs et malades. Toute image de dépaysement exotique et positif que les topoï du voyage tropical véhiculent est bannie. Les colons sont prisonniers d’une vie bureaucratique hiérarchique, monotone et ennuyeuse dans une ville qui reste un microcosme européen. Le voyage n’est plus que déceptions et amertume. La démythification du colon est alors une subversion du genre du récit de voyage exotique qui privilégie, au contraire, la recherche de l’inconnu, de l’étrange, du pittoresque. « Fort-Gono », deuxième étape du voyage africain de Bardamu, est une ville aux antipodes de l’exotisme. Elle est une condensation infernale de la ville européenne, avec le thème récurrent de la haine des colons entre eux, sous un climat menaçant :

La ville de Fort-Gono où j’avais échoué apparaissait ainsi, précaire capitale de la Bragamance, entre mer et forêt, mais garnie, ornée cependant de tout ce qu’il faut de banques, de bordels, de cafés, de terrasses, et même d’un bureau de recrutement, pour en faire une petite métropole, sans oublier le square Faidherbe et le boulevard Bugeaud, pour la promenade, ensemble de bâtisses rutilantes au milieu de rugueuses falaises, farcies de larves et trépignées par des générations de garnisaires et d’administrateurs dératés.[4]

Céline invente une forme de démythification par comique grotesque que nous pourrions nommer « le portrait pathologique » du colon. Ce procédé passe par une réduction de l’humain à sa corporalité. Il existe ainsi un renversement de perspective puisque ce n’est plus le Noir qui est animalisé de manière raciste mais bien le Blanc. Ce renversement peut s’accompagner d’une dénonciation morale du colonialisme commercial. Le portrait du tenancier en est un exemple frappant[5]. Ses vices - la haine du Directeur de la Compagnie, le vol, l’escroquerie, la violence contre les Noirs - sont reliés à ses symptômes pathologiques qui le transforment en une sorte de monstre burlesque gesticulant :

Il n’arrêtait pas de se gratter tout autour de lui-même, giratoirement pour ainsi dire, de l’extrémité de la colonne vertébrale à la naissance du cou. Il se sillonnait l’épiderme et le derme même de rayures d’ongles sanglantes, sans cesser pour cela de servir les clients, nombreux, des nègres presque toujours, nus plus ou moins. Avec sa main libre, il plongeait alors, affairé, en diverses cachettes, et à droite et à gauche dans la ténébreuse boutique. Il en soutirait […] de [la] bière suralcoolique en canettes truquées qu’il laissait retomber brusquement si la frénésie le reprenait d’aller se gratter, par exemple dans les profondeurs de son pantalon. Il y enfonçait alors le bras entier qui ressortait bientôt par la braguette, toujours entrebâillée par précaution. Cette maladie qui lui rongeait la peau, il lui donnait un nom local « Corococo ». « Cette vache de ‘Corococo’ !…Quand je pense que ce saligaud de Directeur ne l’a pas encore attrapé […] Du coup toute l’assemblée éclatait de rigolade […].[6]

La démythification est une source de dénonciation politique

Après la démythification de l’exotisme, du dépaysement et des colons, passons à une forme plus politique de la subversion célinienne. Le narrateur voyageur montre que le commerce colonial déshumanise l’indigène. L’idée d’une mécanisation des indigènes au profit de Blancs malades et vicieux renverse totalement la notion mythique d’une colonisation pacificatrice et bienfaitrice très répandue en Métropole à cette époque. Le Blanc n’est plus considéré comme le défenseur de la civilisation, le chantre de la modernité, mais il apparaît comme un monstre sadique poussé par le gain, cupide, voleur et prêt à tout pour s’enrichir. Le Noir et la femme noire, en particulier, sont exploités dans des conditions inhumaines. La présentation et la dénonciation de cette situation sont ainsi décrites par le narrateur, lors de sa première rencontre avec le Directeur de la Compagnie Pordurière du Petit Togo :

De sa maison nous dominions le port fluvial qui miroitait en bas à travers une poussière si dense, si compacte qu’on entendait les sons de son activité chaotique mieux qu’on en discernait les détails. Des files de nègres, sur la rive, trimaient à la chicote, en train de décharger, cale après cale, les bateaux jamais vides, grimpant au long des passerelles tremblotantes et grêles, avec leur gros panier plein sur la tête, en équilibre, parmi les injures, sortes de fourmis verticales.

Cela allait et venait par chapelets saccadés à travers une buée écarlate. Parmi ces formes en travail, quelques-unes portaient en plus un petit point noir sur le dos, c’étaient les mères, qui venaient trimarder elles aussi les sacs de palmiste avec leur enfant en fardeau supplémentaire. Je me demande si les fourmis peuvent en faire autant.[7]

Le point de vue de plongée de la description, son effet photographique de flou, la mise en scène de l’activité incessante des indigènes, la comparaison entre les Noirs et les fourmis, présentent le commerce comme un microcosme infernal où se débattent les travailleurs africains. Le Blanc, qui devait sortir le colonisé de son état naturel, selon lui proche de, sinon semblable à l’animalité la plus instinctive, le plonge dans un enfer pire que cette animalité. Céline utilise ainsi le renversement des valeurs idéologiques de la colonisation.

Aden Arabie : entre culture littéraire et contre-culture révolutionnaire

Paul Nizan a lu Voyage au bout de la nuit et en a même fait un compte-rendu critique pour L’Humanité :

Céline n’est pas parmi nous : impossible d’accepter sa profonde anarchie, son mépris, sa répulsion générale qui n’excepte point le prolétariat. Cette révolte peut le mener n’importe où : parmi nous, contre nous, ou nulle part. Il lui manque la révolution, l’explication vraie des misères qu’il dénonce, des cancers qu’il dénude, et l’espoir précis qui nous porte avant. Mais nous reconnaissons son tableau sinistre du monde : il arrache tous les masques, tous les camouflages, il abat les décors des illusions, il accroît la conscience de la déchéance actuelle de l’homme.[8]

Aden Arabie s’inscrit donc dans un autre rapport à la subversion

Nous résumerons rapidement l’intrigue de ce pamphlet : un jeune normalien de vingt ans conditionné par ses maîtres philosophes bourgeois fuit l’Europe pour travailler à Aden, colonie britannique. Il y découvre l’essence de l’Europe et la domination de l’Homme Économique sur le monde moderne. Ce voyage entraîne chez le héros une prise de conscience et, à son retour en France, son engagement politique communiste révolutionnaire contre la société bourgeoise.

L’idéal de la construction d’un nouvel homme, le combat révolutionnaire de chaque instant pour anéantir le système capitaliste petit et grand-bourgeois de l’intérieur (avec l’idée d’une guerre civile par la lutte incessante des classes), l’espoir d’une renaissance individuelle par la philosophie de l’existentialisme marxiste présentés par Nizan s’opposent à la perspective de dégénérescence et de pourrissement de l’humain dépeinte par Céline. La nature et l’utilisation esthétique et politique de la subversion sont alors exploitées très différemment par les deux auteurs. Chez Nizan, le système subversif s’attaque à la pensée et à l’ordre colonial bourgeois mais dans un but marxiste. À cette subversion se substituent les directives et l’idéologie d’un parti politique auquel il voue sa carrière jusqu’au pacte germano-soviétique de 1939. La construction d’une contre-culture irrigue paradoxalement les mythes d’une autre culture idéologique bien établie dans les années 30 : celle du communisme.

L’opposition à la culture bourgeoise passe par la condamnation et la démythification du voyage et du voyageur

La conception du voyage chez Nizan est complexe, et même paradoxale. En effet, le voyage apparaît, en premier lieu, comme un instrument de manipulation et de domination de la bourgeoisie, des écrivains et des philosophes, pour faire fuir les jeunes hommes, leur cacher ainsi la réalité économique et sociale du monde, et les empêcher de s’engager politiquement. Le voyage est alors condamné et démythifié violemment au profit d’une vie sédentaire militante. Chez Nizan, il existe une dichotomie entre « fuir/demeurer » car c’est l’observation par le voyage du système colonial qui permet de comprendre le système économique mondial imposé par les Européens, la nature des hommes qui en sont issus, et de tenter d’y échapper.

Aden Arabie apparaît, en effet, comme une œuvre paradoxale dans sa conception ambivalente du voyage ; par son rejet d’une littérature intellectuelle bourgeoise au sein d’une œuvre multipliant et combinant les références littéraires, poétiques, viatiques, mythologiques, philosophiques ; et par son désir d’une littérature révolutionnaire contrastant avec une écriture complexe, parfois abstraite et hermétique.

Cette idée de manipulation d’un mythe colonial ou bourgeois à des fins sociales et politiques (de lutte des classes) est présentée aux chapitres deux et trois d’Aden Arabie. Nizan dénonce alors le mythe du voyage aux colonies qui est associé au mythe de la décadence de l’Occident. Selon le pamphlétaire, ces deux mythes servent à masquer le bouillonnement révolutionnaire du monde. Ils sont véhiculés par l’étude des humanités imposée aux jeunes hommes. Nizan écrit ainsi :

Cependant des hommes travaillaient à la chaîne. Cependant des policiers marchaient dans les rues, des hommes mouraient en Chine de mort violente, dans la Haute-Volta, le travail forcé abattait les Noirs comme une épidémie. Ainsi faisait-on ce qu’on [« on » semble désigner les adultes et les professeurs] pouvait pour nous cacher l’existence charnelle de nos frères afin que nous fussions vraiment armés pour les tâches de curés auxquelles nous étions destinés.[9]

Nizan déconstruit les notions de voyage utopique vers le paradis terrestre, de voyage exotique, de voyage comme apaisement psychologique, de voyage comme échappatoire à la réalité sociale, de voyage intellectuel motivé par les lectures et la philosophie européenne. Par exemple, le paradis terrestre recherché ou fantasmé depuis des siècles par les bourgeois, les intellectuels, les enfants ou les voyageurs, est représenté par le héros comme un concentré de vices : prostitution, alcoolisme, cupidité, esclavage, travail forcé, violences, exactions contre la main-d’œuvre. Nizan utilise ainsi le procédé du renversement symbolique :

Seulement la terre connue, arpentée, cadastrée, les gens d’Europe l’ont mise en coupe : on est partout volé comme dans un bois ; les paradis sont des entreprises commerciales de cobalt, d’arachides, de caoutchouc, de coprah ; les sauvages vertueux sont des clients et des esclaves. Les curés de tous les dieux blancs se sont mis à convertir ces idolâtres, ces fétichistes, à leur parler de Luther et de la Vierge de Lourdes, à leur révéler les culottes de chez Esders. Avec l’Eucharistie arrive le travail forcé du Brazzaville-Océan.[10]

Contre la propagande coloniale officielle

La démythification du voyage aux colonies passe aussi par l’analyse, et par la condamnation, de la propagande coloniale officielle de l’époque, qui utilise essentiellement l’art de l’affiche pour recruter de nouveaux fonctionnaires. Nizan écrit ainsi :

Les Pouvoirs connaissaient assez bien ces désirs [désir de fuir l’aliénation sociale] pour les utiliser aux fins les plus brutales de leur activité : le recrutement des marins et des militaires de carrière, la paix sanglante de leurs expériences coloniales. Les affiches de racolage à la porte des gendarmeries, des casernes, des mairies, les articles du Temps colonial, exploitaient avec une ruse grossière le désir que des paysans, des ouvriers, des employés pouvaient avoir d’échapper à leur vieille peau : elles promettaient, avec la certitude de la nourriture et du lit, les plaisirs des tropiques, la facilité des femmes de couleur, séduisaient les cœurs par des artifices enfantins qu’inspirait une connaissance élémentaire mais efficace des tentations humaines.[11]

Nizan s’oppose ici à la culture européenne racialiste de l’époque, aux topoï de la femme exotique. Le mythe qui présente celle-ci sans pudeur, accessible à tous, soumise, impulsive et sauvage, est largement diffusé par les « zoos humains » des expositions coloniales. L’affiche est alors considérée par l’écrivain comme mystificatrice et tentatrice. Elle exploite les rêves et les illusions des salariés à des fins politiques. Elle construit et diffuse les mythes du colonialisme dans la population française pour cacher sa vraie nature : expropriation, servage et oppression des indigènes. Démonter le langage publicitaire colonial est pour Nizan un argument important dans sa critique de la colonisation et du voyage. Il peint ce dernier comme une illusion, une maladie, une tentation motivée par la peur[12] et l’aliénation, un piège, un moyen pour le colonialisme de mystifier les hommes, de renforcer et de légitimer son système barbare. Il démythifie alors les bienfaits du voyage maritime au profit d’un retour aux valeurs rurales et paysannes de possession et d’ancrage. Il écrit :

Mais je suis un Français paysan : j’aime les champs, j’aimerais même un seul champ […]. […] j’aime mieux la terre. Je rejette les navigations et les itinéraires. […] Le voyage est une suite de disparitions irréparables.[13]

Conclusion

Céline sape les mythes coloniaux, en présentant les colonies comme à la fois carnavalesques et autodestructrices, avec une esthétique du renversement des valeurs, du grossissement burlesque de la représentation des héros, et de portraits « pathologiques ». Nizan se détache de cette vision anarchiste pour construire une œuvre engagée mais paradoxale. Aden Arabie est un pamphlet en perpétuelle tension entre une démythification virulente de la littérature de voyage, l’utilisation de référents culturels bourgeois et une dénonciation du colonialisme capitaliste et de sa culture matérialiste. Cette tension se résout dans l’engagement révolutionnaire du héros, contrairement à la perspective célinienne. Nizan écrit ainsi ses impressions de retour en France :

Le cercle bouclé, je vis un matin le château d’If, et devant des collines blanches Notre-Dame de la Garde. J’étais servi : les premiers emblèmes venus à ma rencontre étaient justement les deux objets les plus révoltants de la terre : une église, une prison.[14]

David Ravet

Notes de pied de page

  1. ^ Nous utilisons le mot « mythe » dans un sens politique, spécifique ici à la période coloniale. Nous prenons ainsi le mot « mythe » dans un sens très restreint par rapport à son sens premier et courant.
  2. ^ HODEIR, Catherine, PIERRE, Michel, LEPRUN, Sylviane, « Les expositions coloniales. Discours et images » in BANCEL, Nicolas, BLANCHARD, Pascal, GERVEREAU, Laurent, (sous la direction de), Images et colonies (1880-1962), op.cit., p.129.
  3. ^ CÉLINE, Louis-Ferdinand, Voyage au bout de la nuit, Paris, Gallimard, 1972, nouvelle édition 2002, p.113.
  4. ^ Idem., p.127.
  5. ^ Idem, p.135-136.
  6. ^ Idem, p.136.
  7. ^ Idem, p.129.
  8. ^ NIZAN, Paul, « L.F. Céline : Voyage au bout de la nuit (Denoël et Steele) » in Humanité, 9 décembre 1932, p.4, reproduit in MATHIEU, Anne (sous la direction de), Paul Nizan écrivain et journaliste, Actes publiés dans les Cahiers d’Histoire culturelle n°9/2001, Université de Tours, p.50-51, 61p.
  9. ^ NIZAN, Paul, Aden Arabie, Paris, François Maspéro, 1960, réédition 2002, p.60.
  10. ^ Idem, p.74.
  11. ^ Idem, p.74-75.
  12. ^ Nizan écrit ainsi : « J’avais peur, mon départ [vers Aden] était un enfant de la peur. », NIZAN, Paul, Aden Arabie, op.cit., p.81.
  13. ^ Idem, p.134-135.
  14. ^ Idem, p.144-145.

Référence électronique

David RAVET, « LE VOYAGE CHEZ NIZAN ET CÉLINE », Astrolabe - ISSN 2102-538X [En ligne], Juillet / Août 2007, mis en ligne le 28/07/2018, URL : https://www.crlv.org/articles/voyage-chez-nizan-celine