Fuir pour revenir : le voyage esquivé dans Les Habits noirs (Jacques Siclier)

Tout est fait pour perdre le lecteur, et la figure du labyrinthe et de son centre introuvable s’impose ici, comme le note Charles Grivel, dans la production févalienne en général[1].

Dans la grande tradition des Michel Subiéla, Claude Santelli ou Éric le Hung, Jacques Siclier et René Lucot, en 1967, adaptent l’énorme et foisonnant roman épisodique de Paul Féval, Les Habits noirs[2], dans une sorte d’étrangeté elliptique et « cheap », qui ne parle pratiquement que de voyages (d’où l’on vient, où l’on fuit, d’où on revient), accomplis toujours trop tard et à contretemps, mais qui en montre le moins possible – sinon par les signes convenus, jusqu’au risible, du « déplacement » : une grève battue par les vagues, une carriole quasiment fantomatique, un cheval sellé par miracle[3]… Bref, on est devant une décalcomanie à la fois grossière et géniale du Comte de Monte-Cristo, l’emblématique récit de vengeance dumassien (1846), que tout le monde, absolument tout le monde, imite frénétiquement et quasi ouvertement à cette époque – le Mathias Sandorf de Jules Verne (1885) en étant un avatar flamboyant, et Le Roi Mystère de Gaston Leroux[4] (1908) une variation ténébreuse.

Dans cette série[5], la Corse est l’Autre lieu, une autre scène pour une autre vie, celle où tout commence – celle d’où viennent les héros romantiques, André et Julie, ces « star crossed lovers », ainsi que les mafieux magnifiques, anges du Mal et surhommes du crime, qui les traquent et les utilisent, Bozzo-Corona et Lecoq ; mais y retourner peut entraîner la mort, le bannissement, la vengeance ; alors où aller ? Il semble en effet que le thème du voyage « abîmé » rende compte d’une sérialisation aventureuse[6], qui se fie à l’imaginaire pour, en quelques totems intersémiotiques, emmener très loin le spectateur « co-organique » de la fiction. Ce sera en tout cas notre ligne de force.

Ces pays où l’on n’arrive jamais

C’est précisément pour contrer le succès rebondissant de Rocambole, qu’on a demandé à Féval d’entreprendre la série des Habits Noirs. Mieux conçue, et surtout mieux écrite que les aventures de Rocambole, elle n’atteindra pas la célébrité de celles-ci[7].

À l’horizon des récits sinon des voyages se profile la Corse… de Mérimée, grouillante de bandits pittoresques et de bandes dangereuses. On se rend compte peu à peu que les principaux protagonistes en viennent tous, mais sans que cette origine insulaire retentisse particulièrement ni dans leur accent, ni dans leur costume, et encore moins dans leur identité – en tout cas revendiquée. Il n’est guère que le patronyme du chef des Habits noirs, Bozzo Corona[8] et de sa petite-fille, la comtesse, qui garde trace de cet enracinement à la fois linguistique et comportemental, puisque dans l’imaginaire de l’époque être Corse c’est appartenir à une communauté qui a ses propres lois, sinon sa propre éthique, et qui met en coupe réglée le reste du monde. Le fait que l’empereur Napoléon représente à la fois le comble de l’ordre et la quintessence de la marginalité déteint en effet fortement sur les stéréotypes de l’époque, où de Colomba à Matteo Falcone ce ne sont que Corses surarmés, vindicatifs, obsédés de vengeance et de rapines, comme on le voit encore dans la nouvelle tardive de Gaston Leroux, La Femme au collier de velours (1924), qui se déroule à Bonifacio.

Il n’est (presque) jamais question d’une Corse réelle, actée et sédimentée, mais d’un pays fantasmatique, qui d’une certaine façon représente l’archaïsme persistant d’une France moderne et dont les deux représentants les plus opposés sont à la fois le sinistre Toulonnais-l’Amitié et le loyal André Maynotte – qui s’appelait Menotti, mais qui a francisé son nom pour échapper une première fois aux entreprises mafieuses des bandes insulaires, puisqu’il a épousé en la personne de Julie, un ancien amour du fameux Lecocq (alias Toulonnais-l’Amitié), lequel le piégera pour plusieurs raisons : vengeance sentimentale, et utilitarisme criminel de circonstance :

Le colonel [...] a rassemblé les survivants en Corse, près de Sartène, dans le monastère des très indulgents “Frères de la Merci” : en Corse le brigandage est une tradition… Depuis lors, il porte sur lui le scapulaire de la Merci que ses héritiers ou successeurs potentiels ne cesseront de se disputer car il contient le secret du fabuleux trésor[9].

On apprend d’ailleurs que Julie est elle-même une nièce de Bozzo-Corona, et qu’elle a fui Sartène pour pouvoir épouser celui qu’elle aimait, Menotti ; tous deux évoquent alors ce moment climatérique, sur le mode « Te souviens-tu de ce soir à Sartène, où dans le maquis, etc. » (épisode 3). Il est évident que le mot de passe des « vertueux » « Souviens-toi de Sartène… » vient percuter celui des « vicieux », et que ne pouvant vaincre à elle seule les habits « noirs », Julie appellera sa fille « Blanche » – Blanche Schwartz, donc. Ce damier des sentiments, des déplacements, des affects et des désirs sans accomplissement est souvent rendu par le choix du filmage, à grand renfort de toiles peintes il est vrai. Constamment évoquée dans la série, la Corse appartient donc bien à cet arrière-monde, mythique et folklorisé, qui au fond n’a guère d’importance, mais auquel tous se réfèrent par une sorte de réflexe romanesque conditionné, comme si le fait de venir de cette île à la fois proche et interdite motivait des actions hors du commun et de sombres et ancestrales solidarités.

Par ailleurs, la puissance du nom est telle qu’elle efface parfois les origines : qui se souvient, au bout de vingt-cinq épisodes, que la baronne Schwartz était Julie Maynotte, l’épouse d’André ? Et Julie Maynotte, Giovanna-Maria Reni, la fille d’un Habit noir de la branche de Sartène ? Parfois le changement d’identité et du statut social qui l’accompagne entraînent l’amnésie la plus totale…

Quant à l’étrange petite fille du colonel, Fanchette Corona[10], elle porte dans son patronyme une sorte de schizophrénie embarrassante ; elle tient parfois des discours ressentis comme typiquement corses : à Lecoq qui la menace en termes clairs d’assassinat, elle répond : « Les femmes de mon pays se battent au couteau », ce qui laisse bien supposer que ce fameux pays est effectivement la Corse, stéréotypiquement associée à l’usage de la violence, mais le prénom qui lui est affecté renvoie à une tout autre tradition ; « Fanchette », c’est en effet le nom de la petite servante effrontée du Mariage de Figaro de Beaumarchais, qui n’excipe absolument pas d’une noblesse corse – ce qu’on appelle, en langue vernaculaire une « Sgio », ou Signora :

 En effet, le Père à tous, le colonel Bozzo-Corona, est lui-même désigné comme illégitime : il devient chef de son clan, en 1821, au détriment de la jeune Giovanna-Maria Reni (la future Julie Maynotte), après la mort de ses parents, reconnus comme chefs du clan. Cette dépossession est clairement exhibée comme symbole de la dépossession des Bourbons : [...] Le premier tome voit la mort du colonel Bozzo-Corona, empoisonné par les chefs, dont aucun ne dérobera le symbole du pouvoir, le scapulaire de la Merci, que la comtesse Corona (petite-fille du colonel) vole et remet à André Maynotte[11].

On ajoutera qu’elle est tombée amoureuse de Michel, le fils caché, lequel n’a d’yeux que pour Edmée, la fille du banquier ruiné et déshonoré par Bozzo-Corona ! Le hasard fait mal (ou trop bien) les choses, dans le grand mouvement brownien de la geste févalienne et feuilletonnante. La double postulation, vers un surnom enfantin et plutôt populaire et vers la grande noblesse contenue dans son titre, obsessionnellement rappelé, de « Comtesse » Bozzo-Corona, laisse peut-être percevoir la difficulté qu’éprouvent Siclier et Lucot[12] à maintenir l’appareil d’une fiction corse, dans le cadre référentiel étroit des feuilletons télévisés de l’époque, où le stock-shot d’une plage déserte battue par les vagues suffit amplement à désigner et à dessiner la narration d’un grand voyage, alors qu’un cheval blanc sorti de nulle part et la silhouette lointaine d’un bateau emblématisent le début et la fin d’une fuite vers les rivages anglais, traditionnellement réputés comme plus accueillant et plus libéraux.

La grève et le cheval blanc : le signe indien ?

Prenant – sans surprise – Paris, « capitale du XIXe siècle » –  et en arrière-plan Londres, l’avant-poste du capitalisme moderne, comme cadres, Féval nous livre une vision extrêmement noire de la décomposition d’une société construite sur l’abandon des valeurs et hiérarchies traditionnelles et le seul appât du gain[13].

Le caractère encore sommaire de la production entraîne forcément une exhibition des signes du voyage, plutôt que du voyage lui-même ; la première fuite éperdue d’André et de Julie, au matin de l’arrestation, ne dure que le temps d’un travelling de quelques minutes, même s’il est dit qu’ils sont « à deux heures de Caen » : cette cavalcade vise à permettre à Julie de monter incognito dans une diligence collective, qui l’emmène pour de bon cette fois loin d‘André, de son enfant  et loin de Caen… filmée en gisante à moitié évanouie dans le modeste tilbury volé par André, Julie est donc soustraite aux poursuivants par un cheval noir  nommé « Black », elle qui va, quelques heures plus tard, rencontrer Jean-Baptiste « Schwartz » : à travers le jeu des noms, un liage cataphorique annonce déjà et la future union des deux « voyageurs », et l’ombre qui pèse sur eux jusqu’à la fin… celle de l’habit noir ; c’est pourquoi on ne peut que rejoindre Lise Dumasy-Queffélec, qui voit dans le dispositif même de la narration, filmique ou romanesque, une ironisation permanente des clichés du mélo qui se noue et se joue :

Enfin le rôle des mises en abyme qui parsèment le texte (les deux principales étant situées dans le tome 1, Les Habits noirs [...]. La première mise en abyme est l’écriture, puis la représentation du mélodrame Les Habits noirs, qui retrace l’intrigue du premier tome des Habits noirs, et dont la représentation constitue la fin du roman ; il est attribué à Savinien Larcin, qui l’a volé à Étienne, à qui M. Bruneau (André Maynotte) l’avait dicté. Le roman se clôt donc sur une autoreprésentation sans source avérée : il entre dans la légende[14].

Maynotte, à peine évadé de la prison où il végète depuis qu’il s’est rendu à la justice, rencontre un providentiel complice, qui lui propose immédiatement un cheval blanc, pour gagner une grève où l’attend un bateau qui l’emmène alors vers l’Angleterre ; tout aussi mythique et absente que la Corse, cette autre île fournit cependant, lors du retour d’André dans sa bonne ville de Caen, un an plus tard, l’occasion d’une réplique en anglais à un fâcheux qui est précisément en train de lui raconter l’histoire de son arrestation et de sa fuite (Julie, elle, passera toujours pour être restée en Angleterre, et s’absente donc du récit).

C’est ainsi que l’on devine que le séjour britannique a été suffisamment long pour que Maynotte apprenne au moins les rudiments de la langue. Mais la présence fantomatique de ce cheval blanc renvoie aussi à toute une mythologie de la traversée et de la mort, puisque le faux coupable ne parvient pas à revoir à temps sa femme et son fils, et ce n’est qu’en gagnant Paris qu’il aperçoit, à travers les grilles d’une église, Julie (qui se croit veuve) en train d’en épouser un autre, le baron Schwartz. D’un coursier immaculé au baron « noir », c’est bien le destin, forcément manichéen et mélodramatique qui s’écrit en peu de mots, en peu de signes, mais quels signes ! Presque frappé à mort par cette vision terrible, Maynotte est alors recueilli par le sinistre Bozzo-Corona et son complice Lecoq, alias Toulonnais-l’Amitié. Cette fois-ci, le lieu de fuite n’est plus l’Angleterre mais Bruxelles ! La toile d’araignée tissée par la société secrète se ramifie donc de la Corse à l’Angleterre, puis de la France à la Belgique, avec toujours le même régime elliptique qui montre les résultats des déplacements, mais qui réserve la description de ceux-ci à des moments anecdotiques, mettant surtout en valeur un personnage mystérieux, Matthieu dit « trois pattes », dont on devine peu à peu qu’il est à la fois le monsieur Bruneau, mentor des enfants Schwartz et de leurs amis, et Maynotte lui-même, revenu de ses seize ans de bagne auquel les Habits noirs l’ont finalement condamné, en le faisant précisément arrêter à Bruxelles, où il pensait pourtant avoir trouvé refuge.

Le souvenir insistant de Dumas, et de l’évasion d’Edmond Dantès du château d’If, nervure tous ces épisodes, en actant presque un appel à l’encyclopédie interne de tout spectateur français, prié inconsciemment de substituer aux quelques plans équestres et maritimes de la fuite de Maynotte, les somptueux tableaux décrits par Dumas et déjà illustrés par de nombreux films (Le Comte de Monte-Cristo de Robert Vernay en 1954, ou celui de Claude Autant-Lara en 1961).

Les chevaux, abondamment utilisés, vont surtout marquer les déplacements de la famille Schwartz entre Paris et leur château de Bois-Renaud, la malle-poste des messageries transportant les personnages comme dans un western, au son d’une musique guillerette et entrainante, plus ou moins censée illustrer le galop de plusieurs coursiers. À côté de ces attelages vigoureux et rapides, on voit toujours se déplacer le fameux Trois-Pattes, étrange infirme, à genoux dans une toute petite charrette attelée à un âne ; cet âne a lui aussi sa propre partition musicale, sautillante et grinçante, comme pour signifier au public que son « passager » est à la fois un peu ridicule, mais peut-être aussi inquiétant et dangereux. Les plans se multiplient alors sur les diligences surgissant au relai de poste dans un grand fracas de sabots ferrés résonnant sur les pavés… Une certaine complaisance se manifeste dans cette réitération d’arrivées bruyantes avec hennissements, soins donnés aux chevaux et toutes formes de distractions totalement exogènes à la ligne dramatique, scènes très fréquentes dans les feuilletons français de l’époque, comme par exemple dans une série quasiment homologique, Les compagnons de Jehu (Michel Drach, 1966), ou Rocambole (Jean-Pierre Decourt, 1964-65).

Décidément, les errances de l’ex-condamné en fuite, Maynotte, en circumnavigation incessante autour de ce Paris du crime et du doute où les diamants brillent dans l’ordure, forment une résille exotique pour emmailloter plus étroitement encore les personnages et les intrigues… Mais le vengeur revient sous trois visages, trois corps, trois identités : les grands voyages s’achèvent là, dans la multi-personnalité d’un être clivé, et c’est cette indécidabilité entre le voyage « réel » et le voyage intérieur qui se trouve en permanence réarmée dans cette série – comme nous allons maintenant l’éclairer.

Les cercles de l’enfer : Paris, « N’être plus là, mais revenir » (C. Grivel)

Ces restaurations romanesques, accomplies en général avec l’appui des enfants bâtards substitués contre leur volonté aux légitimes, ne peuvent cacher la hantise févalienne de la délégitimation galopante à l’œuvre dans la société. Dans cette décomposition des repères socio-anthropologiques traditionnels, la suprématie masculine est également fortement remise en question. [...] À part dans le premier tome, où André Maynotte - réapparaissant sous le déguisement de Trois Pattes – mène le jeu[15].

Si l’essentiel des voyages de la série sont des circulations provinciales entre Caen (lieu maudit des forfaitures), Lisieux (refuge du fils Maynotte et de sa nourrice Madeleine) et Bois-Renaud (château des Schwartz), les errances dans Paris, et singulièrement entre la rue de Jérusalem et la barrière Saint-Jacques forment vraiment le cœur de l’intrigue des Habits noirs. La Seine serpente comme un véritable fleuve des enfers, où l’on tombe exprès pour être sauvé et récolter 20 francs ! Les cabarets louches, repères des séides des Habits noirs, portent des noms fleuris comme « L’épi-scié » et l’on n’y entre qu’avec le célèbre mot de passe qui parcourt toute l’histoire : « Fera-t-il jour demain ? », ce à quoi il convient de répondre : « ça brûle ; il fera jour demain ». Maynotte s’efface d’ailleurs peu à peu, puisqu’il se dissimule sous une double fausse identité, exactement comme l’autre grand héros de Paul Féval, Henri de Lagardère alias le Bossu, mais nous continuons de naviguer en eaux troubles à la suite d’un des binômes les plus bizarres de la littérature populaire, Similor et Échalot ; ces deux demi-sel forment en effet ce qu’il faut bien appeler l’un des premiers couples homosexuels du roman populaire.

C’est à travers leurs yeux, ou plutôt sur leurs talons élimés, que nous parcourons alors en tous sens ce Paris de la Restauration où se trament les crimes les plus insolites et les complots les plus vicieux. On retrouve les cabriolets des déplacements privés, qui sillonnent sans cesse les artères de la capitale, et c’est dans l’un de ces véhicules que Toulonnais-l’Amitié poignarde la comtesse Corona, sa mortelle ennemie, à laquelle pourtant le colonel Bozzo avait rêvé de le marier. Mobilis in mobile, les cabriolets, diligences et calèches marquent aussi bien les conditions sociales comme chez Balzac que la nécessité de se déplacer anonymement et rapidement, lorsqu’il s’agit par exemple pour la baronne Schwartz d’aller voir Michel, le fils qu’elle a eu de son premier mari, au risque de passer pour sa maitresse, aux yeux jaloux d’Edmée Bancelle, elle-même ancienne victime des Habits noirs ! le mécanisme de défaussement des crimes, aussi sophistiqué que le fameux gantelet  articulé, est particulièrement bien décrit par Erik Neveu, qui rappelle en effet qu’

[é]talé sur toute la période de la Restauration, le cycle des Habits noirs dépeint les machinations successives d’une bande de malfaiteurs à l’habileté diabolique pour accumuler des richesses. Quelques personnages fixes forment le noyau de la bande : Le colonel Bozzo-Corona, chef de la Confrérie ; ses lieutenants la Comtesse de Clare et Toulonnais-l’Amitié, alias M. le Comte de la Perrière, le Marchef, tueur attitré de la bande. Passe aussi une belle collection de faux Louis XVII à l’usage de manœuvres d’escroqueries. Le génie de la bande consiste à « payer la loi », à livrer à la justice un innocent accablé par de fausses preuves pour chaque forfait commis[16]

Il s’agit donc de « dépayser », de faire voyager le crime loin de son auteur, vers les contrées vulnérables de l’innocence fracassée… et ce trajet mortifère infuse toute la série, dans son outrance candide (l’improbable évasion de prison) comme dans ses menées tortueuses (lieux du pouvoir mêlés aux lieux de corruption de ce pouvoir).

Mais les grands voyages du début de la série sont bel et bien terminés, et le sacrifice final du baron Schwartz met un point provisoirement définitif aux divers déboires des personnages : Julie et André se retrouvent enfin, mais nous savons en tant que lecteurs de Féval que rien n’est terminé et que l’aventure continue ailleurs et autrement, comme le signale avec force Patrick Bergeron :

L’auteur du Bossu et des Habits noirs, a en effet fourni un traitement original où le mélange des genres et des tons pave la voie à Polanski pour Le bal des vampires (1967) et anticipe avec un siècle et demi d’avance le phénomène du mash-up littéraire[17].

Conclusion

Le tome 1, éponyme, des Habits Noirs, l’exhibe, à l’envie : l’action centrale du roman, située en 1842, répète exactement le piège tendu dans le prologue, situé en 1825, à André Maynotte, et les mêmes instruments sont à l’œuvre (la caisse Bancelle, le brassard ciselé) ; l’intrigue est mise en place par le même bandit (Lecoq), et vise le fils d’André Maynotte réussissent à inverser le mécanisme (celui du brassard et celui du piège.) [...] le premier débute en 1825, et se clôt en 1842[18].

Longtemps regardé essentiellement comme l’auteur de La Ville vampire (1874-75) et du Bossu[19] (1857), Paul Féval ne peut s’empêcher de traiter sur le mode de la dérision et du burlesque les grandes thématiques noires et para-fantastiques qui forment l’architexte de son roman. Sur ce point, la série de Jacques Siclier et René Lucot reprend exactement ce type de genius loci voltairien et cartésien, ce qui montre qu’ils connaissent parfaitement le Féval de ce moment-là, pour qui le voyage intérieur sera toujours infiniment supérieur aux déplacements frénétiques qu’il impose cependant à ses personnages, et dont la figure quasi vampirique du colonel Bozzo-Corona incarne à la fois la férocité et « l’étrange étrangeté » – ce que Freud nommera l’Unheimlich. Or, si l’on réfléchit à l’origine de ce terme, il signifie littéralement « ce qui n’est pas à la maison »… donc ce qui voyage, ou ce qui fuit – ce qui défamiliarise.

Lignes de force et lignes de fuite se mélangent et se confondent, pour que perdure le seul et grand voyage qui pour Féval (et Lucot et Siclier[20]) valait que l’on se tue à la tâche et que l’on épuise ses ressources, celui de la littérature rêvée, accomplie, la grande aventure du dire, et du voir, romanesque :

La lutte est féroce pour la conquête du scapulaire de la Merci, signe auquel obéissent Les Habits noirs ; mais ce scapulaire ne contient pas la clef du trésor, et le mot « rien » y est inscrit. Le cœur du pouvoir, le moteur de l’action des Habits noirs est donc une fiction : la seule autorité reste le pouvoir de la fiction[21].

Isabelle-Rachel CASTA

Université d’Artois / Laboratoire Textes et cultures

Notes de pied de page

[1]

Lise Dumasy-Queffélec, « Les Habits noirs ou l’art de la décomposition », Rocambole, no 75-76, Le mystérieux Paul Féval, 2016, p. 146.

[2]Jacques SiclierRené Lucotroman éponymePaul Féval241967

(scénariste) et (réalisateur), Les Habits noirs, d'après le de , Première chaîne de l’ORTF, 16 octobre- novembre , 31 épisodes de 15 minutes. Rediffusé en 1973.

[3]

Rappelons l’intrigue. À Caen, en 1825, un brassard du XIVe siècle, ciselé et cloué de rubis, avec poignet et avant-bras, est exposé à la devanture de la boutique d'armurier d'André Maynotte. Le même Maynotte est chargé de décorer un coffre à piège contenant 400 000 francs. Pendant la nuit, le coffre est ouvert grâce au brassard articulé. Tous les soupçons risquent de se porter sur Maynotte, qui met sa femme en sûreté et se constitue prisonnier. Bien que le juge croie en sa sincérité, il est condamné à vingt ans de travaux forcés.

[4]

Il n’est pas interdit de considérer qu’un autre grand roman de Leroux, Un homme dans la nuit (1911) en représente une autre actualisation.

[5]https://www.on-mag.fr/index.php/video-hd/blu-ray-dvd/22024-les-habits-noirs

Les commentaires critiques sont d’ailleurs particulièrement élogieux : « Avec son incroyable casting de plus de 80 acteurs, sa splendide reconstitution urbaine aux décors et aux costumes irréprochables de Claude Catulle, sa superbe photographie en noir et blanc signée Gilbert Sandoz et ses péripéties rocambolesques imaginées par Paul Féval, Les Habits noirs constitue un des grands fleurons du “feuilleton” produit par l’ORTF dans les années 60. »
« Les Habits noirs : un feuilleton à l’ancienne, culte et captivant », On-mag, article du 25 février 2021, en ligne : , page consultée le 26 juillet 2023.

[6]

Notons qu’il s’agit du premier volume du cycle policier publié à partir de 1863 dans le journal Le Constitutionnel. Regrettablement, il n’y aura pas d’autres adaptations télévisées des sept autres volumes.

[7]

Francis Lacassin, À la recherche de l’empire caché, Paris, Julliard, 1991, p. 50.

[8]https://fr.wikisource.org/wiki/Les_Habits_noirs/Partie_3/Chapitre_02

« On le voit glisser dans l’ombre des maquis ou mener sa barque corsaire dans les eaux de Londres et de Paris ; on le voit, on le devine, du moins. » Paul Féval, Les Habits noirs, t.II., Paris, Hachette, 1863, p. 242-254, disponible en ligne : , page consultée le 26 juillet 2023.

[9]

Francis Lacassin, À la recherche de l’empire caché, op. cit., p. 57.

[10]https://fr.wikisource.org/wiki/Les_Habits_noirs/Partie_3/Chapitre_02

« La comtesse Corona, cette fillette de Sartène avec ses grands cheveux ébouriffés autour d’un maigre visage et ses yeux énormes sous la ligne nette et fine de ses sourcils noirs […]. » Paul Féval, op. cit., en ligne : , page consultée le 26 juillet 2023.

[11]

Lise Dumasy-Queffélec, « Les Habits noirs ou l’art de la décomposition », art. cit., p. 145.

[12]https://www.lemonde.fr/archives/article/1967/10/13/feuilleton-les-habits-noirs_2632927_1819218.html

L’équipe conserve quand même un excellent souvenir du tournage (en grande partie réalisé en studio), rappelle Janick Arbois : « René Lucot, qui a assuré la réalisation des trente et un épisodes d'un quart d'heure et dirigé les quatre-vingts comédiens que nécessite cette action riche en rebondissements, garde de ce long tournage (quatre-vingt-onze jours) le souvenir d'un travail accompli dans l'enthousiasme et le bonheur. Sans en avoir vu le résultat, il y a là un heureux présage : tant d'auteurs à la télévision enfantent dans l'angoisse des ouvrages qui se ressentent de leurs difficultés, que l'on peut espérer retrouver dans celui-ci la joie et le plaisir que prit le metteur en scène à le réaliser. » Janick Arbois, « Feuilleton : les Habits noirs », Le Monde, article du 13 octobre 1967, en ligne : , page consultée le 26 juillet 2023. René Lucot qui a commencé à travailler à la télévision en 1949, a réalisé plus de deux cents émissions, téléfilms et séries télévisées.

[13]

Lise Dumasy-Queffélec, « Les Habits noirs ou l’art de la décomposition », art. cit., p. 138.

[14]

Lise Dumasy-Queffélec, « Les Habits noirs ou l’art de la décomposition », art. cit., p. 149.

[15]

Lise Dumasy-Queffélec, « Les Habits noirs ou l’art de la décomposition », art. cit., p. 144.

[16]https://books.openedition.org/pur/48142?lang=fr

Erik Neveu, « Vraisemblable et idéologie dans Les Habits noirs », in Paul Féval, romancier populaire, Jean Rohou, Jacques Dugast (dir.), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 1992, p. 138-208, en ligne : ; page consultée le 26 juillet 2023.

[17]

Patrick Bergeron, « Conspiration avec une vampire, le complot de 1804 revu par Féval », Le Rocambole, n° 75-76, Le mystérieux Paul Féval, 2016, p. 47.

[18]

Lise Dumasy-Queffélec, « Les Habits noirs ou l’art de la décomposition », art. cit., p. 147.

[19]

Absolument contemporaine des Habits noirs, l’autre grande série télévisée févalienne est précisément Lagardère (Jullian/Decourt, septembre-octobre 1967). Sans jeu de mots, on peut même dire qu’elles se chevauchent ! Lagardère s’achève le 25 octobre (première chaine), et Les Habits… commencent le 16 du même mois.

[20]Chroniqueur de télévision1960

Jacques Siclier, critique de cinéma pour Le Monde et Télérama, avait collaboré aux Cahiers du cinéma pendant deux ans, à la fin des années 1950. Il participa également à l'émission radiophonique Le Masque et la Plume. au Monde à partir de , il signa les scénarios de deux feuilletons télévisés, Janique Aimée et nos Habits noirs.

[21]

Lise Dumasy-Queffélec, art. cit., p. 151.

Référence électronique

Isabelle CASTA, « Fuir pour revenir : le voyage esquivé dans Les Habits noirs (Jacques Siclier) », Astrolabe - ISSN 2102-538X [En ligne], Voyager dans le XIXe siècle avec les séries, mis en ligne le 30/08/2023, URL : https://www.crlv.org/articles/fuir-revenir-voyage-esquive-dans-habits-noirs-jacques-siclier