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HENRY DOULIOT, UN EXPLORATEUR À MADAGASCAR
Quand on se penche sur la littérature viatique de cette grande île lointaine qu'est Madagascar, on pense d'abord à l'apport incommensurable d'Étienne de Flacourt. En effet, rappelons que celui-ci fut étroitement lié à la première implantation française à Madagascar, datant du XVIIe siècle. Étienne de Flacourt séjourna sur l'île de 1648 à 1655, il devint gouverneur de la colonie et publia en 1661 un ouvrage incontournable intitulé Histoire de la Grande Isle de Madagascar[1]. Il faudra attendre la fin du XIXe siècle, au début de la période coloniale foisonnante d'explorations, pour découvrir d'autres noms de voyageurs qui marquèrent la littérature de voyage à Madagascar.
Henry Douliot[2] (1859-1892) a attiré notre attention, car il est relativement peu connu par rapport aux autres et a été publié à titre posthume en 1895 par le bulletin de la société de Géographie : Journal du voyage fait sur la Côte Ouest de Madagascar 1891-1892 par M. Henry Douliot[3].
En 1988, Numa Broc répertorie Douliot dans son Dictionnaire illustré des grands explorateurs et voyageurs français du XIXe siècle[4] et il est intéressant de remarquer que déjà en 1982, dans son article « Les explorateurs français du XIXe siècle reconsidérés » paru dans la Revue française d'histoire d'outre-mer[5], il le citait parmi les savants et botanistes, à savoir Alfred Grandidier, Catat, Maistre et E. F. Gautier[6], accordant ainsi à Douliot sa juste place dans la lignée des explorateurs de Madagascar.
Par ordre chronologique, Alfred Grandidier (1836-1921) demeure celui qui eut une influence cruciale dans l'attention du gouvernement français sur la grande île. Il découvrit quasiment par hasard l'île de Madagascar en 1865, alors qu'après son voyage dans le sud de l'Inde, en passant par Zanzibar, il comptait se reposer d'une crise de paludisme, sur l'île de la Réunion. La collection monumentale de Grandidier s'intitule Histoire physique, naturelle et politique de Madagascar[7] et son premier volume parut en 1885[8]. Vingt ans plus tard, le docteur Louis Catat (1859-1933) voyagea en 1889 pour une mission scientifique, puis il fit paraître en 1895 son Voyage à Madagascar 1889-1890[9]. Avec lui, le jeune géographe de vingt et un ans, Casimir Maistre (1867-1957), était chargé d'étudier, aux côtés de Georges Foucart[10], les ressources de l'île en vue de sa colonisation. Dernier nom cité par Numa Broc, le géographe Émile Félix Gautier (1864-1940) partit trois ans après les précédents, en 1892, et finit de rédiger sa thèse sur la Géographie physique de Madagascar en 1902.
Numa Broc place Henry Douliot en avant-dernier lieu, juste avant Gautier. D'après la chronologie du Journal, commençant le 18 juin 1891 et finissant le 18 mai 1892, à peine un an, c'est apparemment la durée de l'écriture, or il n'en est rien puisque la nécrologie des Annales de Géographie nous apprend qu'après quinze mois de voyage, Henry Douliot décéda sur une petite île côtière malgache appelée Nosy Be[11] :
Le 2 juillet de cette année, une dépêche nous apprenait la mort à Nossi-bé [sic] de l'explorateur Henry-Louis Douliot, emporté par un accès de fièvre. Les lettres de son courageux successeur M. Émile Gautier ajoutèrent, un mois après, quelques détails à cette foudroyante nouvelle[12].
Le caractère inachevé du témoignage, à cause de la mort prématurée de l’explorateur, affecte bien évidemment l'écriture du journal, lequel n'a pu subir ni correction, ni ajout, ni remaniement de la structure par son auteur.
Notre lecture ne perdra pas de vue, en dénominateur commun, cet aspect brut et spontané du travail, au fil de la plume comme au fil des fleuves malgaches, car la singularité de la poétique de Douliot repose bien sur ces deux caractéristiques qui finalement ne vont pas l'une sans l'autre : l'écriture de l'immédiateté et l'écriture de l'immersion totale. En outre, nous nous attacherons à montrer que Douliot est un modèle parfait de l'explorateur « polyvalent » du XIXe siècle, puisqu'il écrit d'abord en tant que botaniste, mais aussi en tant que topographe, ethnologue et linguiste, sans compter un dernier métier inattendu, prouvant encore plus son engagement.
Le linguiste : de l'initiation au bilinguisme
Dès le début de son journal, Henry Douliot place la langue en priorité dans les outils indispensables à son voyage. Cette ambition linguistique lui permet de dessiner le portrait d'un voyageur qui désire vraiment s'immerger dans une culture. Quel indice plus puissant de curiosité et d'ouverture que la volonté de parler la langue de l'autre ?
J'ai déjà commencé à composer un dictionnaire de conversation que je compléterai peu à peu, car il me faut un millier de mots pour la conversation courante et plusieurs centaines de mots pour les noms des animaux et des plantes ; mais si pour partir j'attendais d'être prêt, je resterais indéfiniment sur la côte, je m'endormirais dans les délices de ce climat, où, à cette époque de l'année, la chaleur du jour est tempérée par la brise de mer et les nuits sont pleines de fraîcheur et de charme. Et, de même qu'il faut plonger en pleine eau pour apprendre à nager, je suis décidé à me lancer pour quelques jours chez les Masikoro, afin d'apprendre à voyager[13].
Sa comparaison au plongeon et à la natation montre combien sa conception du voyage est indissociable de l'apprentissage de la langue du pays étudié. Douliot ne se contente donc pas de la traduction que peuvent lui faire ses compagnons de voyage malgaches. Il se comporte en véritable anthropologue « faisant son terrain », et l'on voit comment son journal suit l'évolution de sa mémorisation du lexique malgache. À la « Troisième journée » à Ambosimavo, il écrit « je parle peu le sakalava[14], mais chaque jour j'apprends cependant des mots nouveaux », tandis que trois pages plus loin, à la « Quatrième journée » déjà :
[les habitants d'Horompony] viennent s'asseoir une vingtaine autour de moi, me donnant une leçon de malgache, me faisant répéter les mots comme à un enfant, jusqu'à ce que je prononce bien ; toutes les parties du corps, tous les meubles de la case, tous les ustensiles de cuisine sont passés en revue ; ces Masikoro[15] semblent doux, complaisants, braves et confiants[16].
Son approche de la langue prouve son approche profondément humaine, dans la confiance réciproque et au plus près du foyer. Ainsi Douliot, tel un enfant arrivant au monde, fait peu à peu partie de la famille malgache. Les nouveaux mots en italique dans le texte vont croissant au fil du journal. Il traduit les noms des jours (« mardi ou talata[17] », « mercredi ou alarobia ») et même des phrases du langage de base :
Ils s'assoient silencieusement murmurant à leurs voisins le « le manao anareo ? » Comment vous portez-vous ? Formule habituelle de politesse, à laquelle les autres répondent : et vous-même[18] ?
La leçon de langue fait parte intégrante de son quotidien et Douliot en profite pour exprimer son admiration et sa gratitude pour ses professeurs :
Je continue néanmoins ma leçon de malgache et j'apprends les noms de la marmite, du bol, de la calebasse, des cordes, de la corne à poudre, des bijoux, du chat, admirant l'intelligence de cette race aussi habile à instruire qu'à apprendre[19].
Ensuite, on voit qu'il a passé le cap de l'apprentissage simplement lexical. En effet, ses notes prouvent qu'il a acquis une compréhension syntaxique du malgache sakalava :
[Le chef Mavota] parle posément, articule avec soin, et je comprends à peu près tout ce qu'il me dit ; nous pouvons donc causer familièrement et je lui raconte mon voyage, tandis que le tambour roule...[20]
S'ensuit un dialogue entre le chef et Douliot, rapporté au style direct. L'usage des guillemets dans le journal augmente et c'est encore un signe de son immersion totale et de son humanisme :
« J'ai trois souverains, me dit Mavota, qui s'est assis à côté de moi sur le lit : la reine Ranavalo, la reine Rasaotsa et le Vazaha[21] ; je le reçois comme je recevrais la reine Rasaotsa et la reine Ranavalo. » – À quoi je réponds : « Je ne suis pas un souverain, je suis un ami qui vient visiter un ami, car j'aime les Sakalava et je veux connaître leur pays, leurs villages, leurs fleuves, leurs montagnes, et raconter plus tard en France tout ce que j'aurai vu.[22] »
On peut noter un tournant linguistique dans sa « Troisième excursion », à la date du jeudi 13 août 1891 (donc pratiquement deux mois plus tard) quand Douliot est à Lampaolo. D'une part, signe de son bilinguisme, Douliot intègre le fameux adjectif malgache faly qui signifie « sacré, donc interdit au profane » à sa phrase française : « une deuxième porte placée au nord éclaire la maison mais il est faly d'y passer.[23] » D'autre part, dans un discours direct au ton exclamatif, il se met à exprimer sa colère non en français, mais en langue sakalave ‒ émotion contrastant avec son portrait initial d'homme patient et respectueux :
J'envoie prévenir le gouverneur hova[24] qui est dans ses plantations de mon arrivée et, sans m'en apercevoir, j'attends deux heures ; tout d'un coup je me réveille, je regarde ma montre, il est 4 heures et demie. J'entre immédiatement en colère : « Où est le gouverneur, Allez [sic] le chercher, s'il n'est pas là dans un quart d'heure, je m'en retourne, c'est lui qui viendra me faire visite ! Il sait depuis hier que je suis ici ; pourquoi n'est-il pas là pour me recevoir. Dites-lui bien que je n'aime pas attendre. J'ai avec moi vingt personnes qui veulent des vivres, des marmites, une maison, et rien n'est prêt. Je vais retourner chez Ramoty ! » Je criais fort, articulant nettement les quelques mots sakalaves que je savais ; tout le monde tremblait[25].
Vers la fin du journal, ses connaissances s'affinent encore, puisqu'il nous explique les variations des mots malgaches en fonction du respect qu'on porte à la personne à laquelle on s'adresse, ce qui est un trait socio-linguistique très important de la culture malgache. Son bilinguisme est évidemment un outil puissant et irremplaçable pour toucher de près et saisir la mentalité et la culture. Pour preuve, à la date du 24 avril 1892, il nous livre un tableau qu'il complète par une comparaison anthropologique très parlante :
Il y a beaucoup de mots qui changent de signification quand ils s'appliquent à un chef.
Pour dire | maison | on ne dit plus | traño | mais | kivohy |
porte | varavana | tamia | |||
regarder | manenty | mitsapo | |||
eau | rano | tsimahoto (l'inusable) | |||
noir | mainty | joby | |||
malade | mararé | mafana (tiède) | |||
sel | sira | fanondraka | |||
miel | tantely | mangetsaka |
Quand on veut être poli et traiter son interlocuteur de gentilhomme, on l'appelle taureau, Aombilahy, et quand on veut dire de quelqu'un qu'il est un fils de famille et non un esclave, on dit : « c'est un jeune bœuf, Anakomby ».Le bœuf joue ici le rôle que jouait le cheval à l'époque de la chevalerie ; dans les familles nobles Sakalava, on se traite de veau et de taureau, comme au moyen âge on se traitait d'écuyer, de chevalier, de maréchal, et je me trouve très flatté quand on dit de moi : « c'est un vrai taureau, Aombilahy tokoa »[26].
Enfin, à la date du 4 mai 1892, dans un registre théâtral, Douliot nous rapporte le récit de mise à mort d'un sorcier ayant jeté un mauvais sort sur le gendre de la reine Fatoma. Il s'agit d'un dialogue transcrit avec des tirets à la ligne et introduit par un chant dont Douliot donne la traduction :
«‒Matseroka ! Nanjako ! (Salut à notre mère !)
[…]
‒ Et comment cela s'est-il passé ?
‒ Il a reçu un coup de fusil dans sa case et deux coups de lance. Blessé, il a pris ses sagayes et son fusil et est sorti en fuyant ; il a alors reçu un second coup de fusil et quatre autres coups de sagayes.
‒ C'est bien, dit-elle, merci encore !
‒ Matseroka ! Nanjako !
Et tous se retirent[27]. »
On voit donc comment son souci de la langue de l'autre est étroitement lié à l'art de voyager. Être linguiste est un passage obligé pour être un bon botaniste. C'est un apprentissage et une découverte qui le stimulent à l'infini. En effet, comme il le dit lui‑même, Douliot « herborise » (verbe utilisé de manière récurrente dans ses notes) en même temps qu'il augmente son vocabulaire scientifique[28], ainsi dans la « Troisième journée », il déclare :
J'ai constamment de nouveaux noms de plantes à apprendre, de nouvelles formes à fixer dans ma mémoire ; j'ai déjà noté une cinquantaine d'arbres ou de lianes, dont mes guides à la mémoire infaillible me répètent les noms, mais chaque heure en amène de nouveaux et mon calepin regorge de notes que je classerai plus tard[29].
Le botaniste et topographe : sur les pas de Grandidier
Henry Douliot se présente comme admirateur et successeur du grand naturaliste et explorateur Alfred Grandidier (1836-1921) de plus de trente ans son aîné. Le premier volume du maître date de 1885, alors que Douliot a vingt-six ans. Peut-être le jeune botaniste a-t-il aussi eu l'occasion de lire l'article du maître, de 1867, dans la Revue et Magasin de Zoologie Pure et Appliquée, deux ans après l'arrivée de Grandidier à Madagascar : « Description de quatre espèces nouvelles de Lépidoptères découvertes sur la côte sud-ouest de Madagascar » ? On ne le saura pas, toujours est-il que dès les premières pages de son journal, l'hommage est rendu en ces termes :
Combien j'envie et admire mon illustre prédécesseur, M. Grandidier, qui allait pieds nus comme les Sakalava ; mais j'attendrai pour suivre son exemple que ma chaussure soit hors d'usage[30].
À maintes reprises, c'est le seul nom qu'il cite comme référence dans son journal, exception faite du nom de M. Grevé dont nous n'avons pas pu trouver confirmation de l'identité exacte, à part ce qu'en dit Douliot :
Taolampia, où règne M. Grevé, le naturaliste que connaissent tous les professeurs du Jardin des Plantes et à qui je dois de précieux renseignements sur la flore de la côte occidentale.
Comme référence, Douliot utilise sans doute les cartes de Grandidier lors des cinq excursions qui suivent principalement les fleuves sur lesquels il a navigués. Voici la table des matières du journal. Les quatre premières excursions autour de Morondava correspondent à une première partie, la deuxième partie étant le début d'une nouvelle excursion, un peu plus au nord (inachevée) :
Première excursion : Aux environs de Morondava
Deuxième excursion : Sur les bords de l'Andranomena
Troisième excursion : Du Morondava au Mangoka
Quatrième excursion : Le bassin du Manarivo
Deuxième partie : De Nosy Miandroka à Maintirano
Ce sont les travaux de Grandidier qui ont motivé le voyage de Douliot à la fois botaniste et topographe, l'un n'allant pas sans l'autre. En effet, il commence les notes de sa troisième excursion avec l'ambition de combler un vide topographique en essayant de fixer la limite orientale du fleuve Mangoka :
J'ai pour but de remonter le Manarivo jusqu'à ses sources qu'a découvertes en 1870 M. Grandidier[31].
Vers la fin de son journal inachevé, le 8 mai 1892, il note les conclusions d'un travail méticuleux de topographe qui lui permet de dessiner le tracer sans doute peu fiable sur la cartographie alors existante :
Je m'estime encore heureux d'avoir pu obtenir de suivre une autre route qu'à l'aller, ce qui me permet de tracer le cours du Namela, que nous traverserons huit fois en deux jours[32].
Fort de ses connaissances scientifiques, chaque jour Douliot collecte dans son journal une série de nouveautés botaniques qui confirment les informations de Grandidier. Parmi les exemples, lors de la troisième excursion (à Soa-Lengo), il voit pour la première fois :
la troisième espèce de baobab, découverte, comme les deux autres, par M. Grandidier, le za (Adansonia za), qui est plus petit que le fony (Adansonia madagascariensis) et surtout que le reniala (Adansonia Grandidier), mais qui est beaucoup plus élégant[33].
Lors de sa dernière excursion (à Mailaka), il fait la découverte d'un arbre rare, le ksiompa. Puis, pendant sa troisième excursion, alors qu'il se trouve à Ankevo-andriaka (Ankevo-sur-mer), il découvre des espèces qui n'ont pas encore été répertoriées puisqu'il écrit :
Ici j'ai trouvé deux arbres nouveaux pour moi : l'atao et le famata. Le premier qui de loin ressemble à un génévrier a des rameaux très grêles, pareils à ceux d'un prêle ; l'autre, grand arbrisseau d'un vert bleuâtre, produit une abondante résine (lokondaka, larondaka) dont les vezo se servent pour calfater leurs pirogues[34].
Consécration et comble pour le botaniste, durant la quatrième excursion dans les montagnes, il reconnaît son ignorance totale concernant la flore qui l'entoure :
Nous avons traversé aujourd'hui la limite de deux zones de végétation bien distinctes ; je ne reconnais plus ni une herbe ni un arbre. Tsialofa [son inséparable compagnon de voyage], qui m'a donné les noms de toutes les plantes des premiers plateaux, avoue n'avoir jamais vu les plantes des montagnes, mais heureusement j'ai avec moi l'Ampisikily qui sait tout, ce qui me permet de joindre un nom indigène à la plupart des échantillons que je récolte[35].
Douliot passe ses journées à « herboriser » le long des plantations de Mavota où sont cultivés des colocases, des bananiers, des patates, du tabac, de la canne à sucre, du maïs et du manioc. Il étudie non seulement les déserts, mais aussi les forêts. Ce qui lui permet des paragraphes comparatistes où il oppose les forêts de l'ouest de Madagascar à celles du Brésil :
Dans ces forêts de l'Amérique, le sol est couvert de feuilles mortes et rien ne pousse ; tous les arbres qui n'ont pas pu grandir assez vite pour recevoir de l'air et de la lumière sont morts dans la lutte implacable. À Madagascar, au contraire, la forêt est jeune encore ; les arbres gigantesques sont rares, les arbres à bois dur et à croissance lente abondent, seuls les baobabs se dressent majestueux au-dessus de la futaie, mais ils les abritent et ne les étouffent pas[36].
Outre les descriptions scientifiques de la flore qui constituent une part importante des notes de Douliot, on trouve aussi des références à la faune, plus anecdotiques mais non moins pittoresques. Ainsi, sur la route pour Maintirano où il navigue en pirogue à balancier, Douliot explique qu'il est impossible actuellement de traverser à gué l'Andemba car à marée haute il y a trop d'eau et à marée basse, trop de crocodiles capables de vous broyer tous les os de la jambe et de vous lacérer la chair depuis le pied jusqu'au genou. Il ajoute que, de tout son voyage sur ces terres sauvages, il n'a vu qu'un serpent, le fandrefiala. Information plus étonnante encore, à plusieurs reprises et sans plus de détails explicatifs, Douliot évoque les nombreux perroquets qui lui ont été offerts en guise de repas.
La mission de Douliot est donc avant tout une mission de botaniste. Ainsi, dans son style, c'est le ton scientifique qui prédomine, visant l'objectivité, la simplicité et la précision de l'information brute, notée sur sa séries de calepins, dans des conditions d'écriture variant en fonction de l'hospitalité de ses nombreux hôtes. Par exemple, un soir, il écrit sous les yeux d'une reine qui l'héberge dans sa case royale. Il est alors couché à plat ventre sur la natte, rédigeant quelques notes tout en faisant un croquis du chandelier en fer qui l'éclaire en brûlant du saindoux. Au détour de ces comptes rendus scientifiques se détachent parfois des passages au style plus évocateur qui font naître un tableau plus esthétique dans l'esprit du lecteur. Ainsi, au cours de la quatrième excursion sur le bassin du Manarivo, le 15 octobre 1891, Douliot assiste à un incendie qui fait émerger, sous sa plume, un bref tableau fantastique :
La nuit est venue ; j'ai mangé la poule au riz et je m'apprête à dormir, quand je vois un incendie à l'est ; toutes les grandes herbes sèches de la prairie sont en feu.
Le vent qui souffle de l'ouest propage bientôt l'incendie à plusieurs lieues de distance ; c'est un merveilleux spectacle ! À travers les grands arbres qui nous entourent et qui sont éclairés en dessous comme par un feu de rampe, on croirait voir une immense apothéose de féerie[37].
C'est le simple usage de la comparaison, de la métaphore qui permet la bascule de la description naturaliste à une description poétique. Par exemple encore, dans cet autre passage relatif à la dernière excursion, le lecteur notera la personnification des arbres qui font naître un début de poésie qu'on aurait aimé voir se poursuivre :
Au bas de la colline coule le Belalitsa, caché par les arbres ; de grandes masses de verdure qui semblent escalader la montagne bordent de petits torrents. Au fond de la vallée on ne voit que des arbres recouverts d'un épais feuillage, feuillage fourni par les grandes lianes qui enveloppent des pieds à la tête le géant qui les porte et retombent autour de lui comme un voile[38].
Entre ethnologie et expérimentation personnelle
Certes, le but principal du voyage de Henry Douliot est l'étude des plantes, des animaux et un peu de géographie, mais il est évident qu'étant donné la curiosité et l'ouverture naturelle de son auteur, le journal comporte une partie indéniable d'ethnologie. Cette étude est facilitée par ses bonnes relations diplomatiques. En effet, entre chaque excursion, Douliot revient toujours à son point de départ qui est son contact référent à Nosy Miandroka, à savoir M. Samat (le principal colon de la côte ouest de Madagascar) car :
il a contracté l'alliance du sang avec un grand nombre des chefs de l'intérieur, et son nom est un mot de passe devant lequel toutes les portes s'ouvrent et toutes les armes s'abaissent[39].
Famille
À la fin de la « Première excursion », Douliot adopte une technique qu'il ne poursuivra plus dans la suite de son journal : il consacre un paragraphe thématique auquel il donne un titre, « La famille chez les Sakalava »[40]. Il commence par donner des informations sociologiques sur la cellule familiale de cette ethnie, puis il raconte une anecdote personnelle (concernant un créole qu'il a rencontré et qui a eu une fille avec une indigène) illustrant la coutume familiale qu'il vient d'expliquer :
La liberté la plus grande règne chez les Masikoro et chez les Vezo dans les relations des jeunes gens des deux sexes. Aussi n'est-il pas rare que, vers 15 ou 16 ans, une jeune fille soit enceinte, sans encourir pour cela aucun reproche de ses parents. Le père de l'enfant a le droit de le reconnaître, avant sa naissance, par une simple déclaration aux parents, mais après la naissance il est trop tard et l'enfant fait dès lors partie de la famille de la femme. On peut même reconnaître un enfant avant la naissance et l'adopter lors même qu'on n'a eu avec la mère aucune relation de nature à faire supposer une paternité quelconque[41].
Accueil et kabary
La valeur ethnologique ressort des expériences réitérées du voyageur, puisque quand un événement singulier se répète, il est légitime pour le lecteur d'en déduire une vérité générale sur la culture malgache. Un excellent exemple d'une expérience réitérée qui s’affirme comme vérité est le protocole d'accueil. En effet, Douliot est accueilli par des dizaines de rois et reines, lesquels le font participer à leurs rites et coutumes. À chaque étape, c'est l'occasion d'échanger des présents entre l'hôte et l'invité en guise de bienvenue et de remerciement, puisque, pour ces peuples, les denrées alimentaires, les pacotilles, les brasses de toile et autres objets domestiques constituent une monnaie à la place de l'or et de l'argent. Ainsi, Douliot nous détaille à chaque fois l'échange qui se fait et la surenchère surprenante qui parfois a lieu, entre lui et les chef de village, au point d'en arriver à des situations comiques :
À Manovahiriky, je suis reçu d'une façon princière : on m'accable de cadeaux, c'est-à-dire de poules, de pintades, de manioc, de riz, de bananes et on m'amène une vache de trois ans qu'on immole sur l'heure ; mes Sakalava sont dans la joie. C'est ainsi qu'au temps d'Homère, un chef en recevait un autre[42].
Et quelques pages plus loin à Ankevo-antéty :
[Kimoso] me fait cadeau d'une belle chèvre, aussi je commence à trouver les Sakalava beaucoup trop généreux[43].
Et quelques pages plus loin encore à Lampaolo :
Mais on a parfois des malheurs en voyage ; recevoir en cadeau un beau bœuf de deux ans le jour où l'on a mal aux dents et une énorme fluxion n'est pas un des moindres. Il est en effet pénible de voir découper, cuire et déchiqueter une bête dont on ne peut avoir sa part[44].
Ces rituels de bienvenue sont toujours accompagnés d'un discours du chef plus ou moins long, appelé kabary, qui est un échange de politesse très répétitif et ritualisé. On imagine aisément l'impatience du Français peu habitué à cette coutume, quand il évoque un kabary qui a duré une demie heure :
Le chef est absent ; après une demi-heure de kabar, son frère se décide à nous faire donner une case, qui mesure 4 mètres de côté et dont le faîte est élevé de 4 mètres au-dessus du sol [...][45].
Au fil des pages et des étapes dans les différents villages, Douliot répète ces scènes protocolaires de kabar (autre orthographe qu'il utilise, le y étant élidé à la prononciation), tout comme les scènes rituelles de cérémonies dont il est le témoin.
Fatidra et autres cérémonies
Il explique l'importance de l'arbre sacré appelé hazomangitsa :
troncs d'arbres équarris, pointus à leur extrémité supérieure, qu'on dresse à l'est des villages ; toutes les cérémonies solennelles se font devant l'hazomangitsa[46].
Autour de cet arbre, les Sakalava organisent leurs cérémonies nommées fatidra. Le fatidra est une alliance fraternelle par échange de sang : chaque individu boit le sang de l'autre pour figurer leur protection réciproque tout au long de leur vie. Douliot a assisté à de nombreuses fatidra et, preuve encore de son immersion totale, dans la « Quatrième excursion », il fête sa propre alliance de sang avec la reine Finaly (variation féminine du fatidra) :
C'est le lundi 26 octobre, à 7 heures du matin, qu'a lieu le fatidra entre la reine Finaly et moi. Un bœuf est amené sous un grand tamarinier et jeté à terre, les pieds liés. La reine et moi prenons chacun une sagaye [sic], dont la pointe repose sur la tempe du bœuf ; l'orateur, frappant nos sagayes avec son couteau, prononce le discours traditionnel, puis chacun de nous frappe la bête de sa lance, dont la lame enfonce dans le flanc jusqu'au manche, sort toute rouge et est plongée dans un bol plein de rhum contenant quatorze balles de fusil, sept en plomb que j'ai fournies, sept en fer qu'a données Finaly. La reine les arrose avec une cuiller, pendant que l'orateur prononce la fin de son discours. Je bois le sang de Finaly, mélangé au rhum et au sang du bœuf, puis je me fais une incision, mais Finaly ne boit pas mon sang, je me contente de toucher avec la cuiller son épaule droite, dont l'orateur boit le contenu pour elle ; elle conserve les sept balles de plomb que j'ai mises dans le bol et je conserve de même soigneusement les sept balles de fer, témoins de notre alliance[47].
Selon lui, seuls, les préliminaires des cérémonies ont quelque intérêt. Il raconte ceux de cérémonies de circoncision et nous apprend qu'à la différence des Juifs qui pratiquent la circoncision quelques jours après la naissance, les Malgaches la célèbrent aux 6 ou 7 ans de l'enfant. Il décrit la danse et le chant autour du tamarinier sacré, le sacrifice du bœuf, l'ivresse au rhum, mais avoue n'avoir pas pu voir la fin de l'événement car il était attendu par un autre chef. Sa dernière excursion lui donne l’occasion de dépeindre un tableau pour le moins pittoresque, le tromba, une sorte de transe chamanique ou dionysiaque réunissant une assemblée de femmes :
À mon arrivée, je trouve cinquante femmes qui chantent et boivent ; Bibiasa, échevelée, est grise ; Tsipaza, montée sur un kibany, à moitié dévêtue, débraillée, les cheveux épars, la figure décomposée, hurle comme une bacchante une bouteille à la main, invoquant avec des cris de rage la divinité qui ne vient toujours pas. Elle est dans la phase de délire prophétique des sibylles, le tromba des Malgaches ; elle boit au goulot du flacon qu'elle jette ensuite loin d'elle avec fureur. Des femmes dansent pendant que d'autres, accroupies derrière la reine, battent des mains ; un plateau de cuivre leur sert de cymbales[48].
Parmi les autres coutumes que Douliot découvre, il y a le bilo, auquel il consacre une partie séparée à la fin de la « Première excursion » (après celle de la famille Sakalava). Le bilo est une cérémonie pour obtenir la guérison d'un malade. Au son des litanies des femmes et du tambour, sur le kibanimbilo (ou kibany) qui est une plateforme en roseaux orientée de l'est à l'ouest, montée sur quatre poteaux de quatre mètres, le malade s'installe, ensuite alternent danses, chants, sacrifice d'un bœuf, puis le malade redescend sous le kibany où on lui a fait une case dans laquelle il restera plusieurs jours. Douliot assistera à de nombreux bilos au cours de son voyage. Preuve de son acculturation rapide, il en demandera même un pour lui, dès sa « Deuxième excursion » :
Le soir à 7 heures j'ai mal aux dents et, comme une demi-douzaine de femmes sont installées sur le pas de ma porte, je demande qu'elles me chantent un bilo pour me guérir[49].
Superstitions
Douliot ethnologue insiste aussi sur la place importante que prennent les superstitions dans la vie quotidienne des Malgaches. Outre le jeu de graines des Masikoro qu'on appelle sikily et qui permet de faire des prédictions (il dessine des tableaux et en donne le mode d'emploi détaillé), Douliot évoque le raza, et l'on se demande si, en immersion totale encore, avec humour, ironie ou sincérité, il adhère ou non à la croyance malgache :
Tous s'arrêtent subitement pour regarder une empreinte, ce n'est ni le pas d'un homme, ni celui d'un maque, ni celui d'un bœuf, ni celui d'un sanglier, et cependant c'est bien une empreinte. Qui donc a posé là son pied, sinon un raza ? C'est à coup sûr un raza, c'est-à-dire un petit nain invisible, que personne n'a jamais pu saisir ; il a posé son pied là, le petit démon, et ses enjambées sont grandes, car tout autour, il n'y en a aucune autre analogue ; le raza que nous venons de rencontrer n'est pas cependant un mauvais génie, car nous arrivons sans accident au terme de notre journée[50].
De même, il évoque à plusieurs reprises ‒ et c'est une preuve de l'importance de ce pendentif dans la culture ‒ l'objet qui s'appelle aoly et qui est l'équivalent d'une amulette :
Chaque Sakalava porte au cou un aoly qui doit le protéger contre les balles du fusil, les crocodiles, les ouragans, les maladies, mais ces aoly ne sont efficaces que si le porteur se soumet à certaines privations ; celui-ci ne doit jamais manger de poule, pour un autre c'est au mouton qu'il est interdit de toucher, un troisième a ordre de s'abstenir de rognon de bœuf, etc.[51]
Il saisit l'occasion de ces superstitions malgaches auxquelles il est initié pour comparer celles-ci à sa propre culture et ce, toujours avec la dose de respect qui le caractérise ainsi qu'une pointe d'implicite qui fera (ou non sourire) le lecteur :
D'autres prohibitions sont plus générales : dans toute une région, par exemple, il est défendu de mettre du sel dans du lait sous peine que la vache qui a fourni le lait meure. Je ne me le fais pas dire deux fois, je prends bonne note de leurs superstitions et je me soumets à toutes leurs règles, aussi je n'ai que des amis parmi les Sakalava, je me contente de leur dire qu'en France nous avons des interdictions du même genre, que par exemple, la viande est faly une fois par semaine, etc. : cela les fait sourire ; ils ne trouvent pas non plus ridicule qu'on ait au poignet un porte-bonheur ou au cou une médaille, mais je ne leur en dis pas plus long dans la crainte, en citant d'autres exemples, d'humilier les vazaha [les Blancs] que tout le monde ici aime et respecte[52].
Nourriture
En revanche, la subjectivité du voyageur supplante l'objectivité de l'ethnologue quand il s'agit de parler de nourriture :
Le soir, je vais causer dans leurs cases avec les indigènes qui me font goûter un de leurs plats les plus exquis : les sakondry. Ce sont des larves frites de fulgorides, des insectes, et malgré la répugnance du premier moment je les ai trouvées délicieuses[53].
La question ethnique
La difficulté des relations ethniques à Madagascar est un exemple représentatif du mélange entre expression de la subjectivité et genre informatif. Au début de la « Deuxième excursion », Douliot fait un état des lieux sur les flux migratoires des travailleurs et leur exploitation, mais c'est pour mieux dénoncer la malhonnêteté et la corruption d'un chef[54], ce qui du coup donne à son écriture un caractère presque journalistique :
On peut cependant quelquefois avoir ici d'excellents travailleurs, ce sont les Antaimoro ou Ampilokalefo, qui viennent de la côte sud-est et traversent obliquement tout Madagascar pour venir gagner un petit pécule avec lequel, de retour chez eux, ils achètent des bœufs, la seule richesse qu'ils estiment. […] ils font deux fois la besogne d'un Sakalava et, après trois mois de fatigues, ils retraversent l'île, risquant vingt fois d'être pillés par les Hova, par les Bara et par les Mahafaly. Ils sont, du reste, indignement exploités par le gouverneur hova de Mahabo, l'illustre Razafindrazaka, homme intelligent et instruit qui est ancien élève des missions protestantes de Tananarive. Il y a cinq mois, ce noble seigneur engagea à son service 200 Antaimoro pour faire des plantations et convint avec eux de 10 kilogrammes de poudre par homme pour trois mois de travail ! Le travail terminé, il s'excusa de ne pouvoir les payer, sous prétexte qu'il attendait une goélette chargée de marchandises. Un mois après, les Ampilokalefo réclament à nouveau leur salaire ; la goélette n'est toujours pas arrivée. Un nouveau mois s'écoule et Razafindrazaka refuse définitivement de payer, menaçant de mort ceux qui réclament ; ces braves Antaimoro, renonçant à obtenir satisfaction, s'en sont retournés, abandonnant tous les travaux commencés. C'est ainsi que les Hova ruinent la côte occidentale de Madagascar[55].
De quelle source Douliot se sert-il pour nous faire parvenir cette information ? Des populations autochtones, d'hommes Antaimoro qu'il aurait rencontrés, de ses compagnons de voyage ? On ne le saura pas, mais il est évident que la partialité de Douliot est une preuve supplémentaire de son immersion et de son sens critique aiguisé au sujet des différentes mentalités ethniques.
Concernant l'histoire de Madagascar, Douliot aborde un sujet intéressant, la question de l'esclavage, sujet dont il infirme les données deux mois plus tard. En effet, à la « Quatrième excursion », le 3 octobre, il déclare que l'esclavage est inexistant à Madagascar :
À Madagascar, les esclaves sont comme les clients des anciens citoyens romains et font partie de la famille ; il faut ici oublier complètement la Case de l'Oncle Tom[56].
Or dans sa « Deuxième partie », le 5 décembre, voici ce qu'il écrit :
Maintirano est le port de commerce le plus important de la côte ouest de Madagascar, entre le cap Saint-André et le cap Saint-Vincent. Les boutres arabes venant de la côte orientale d'Afrique y ont fait pendant longtemps un grand commerce d'esclaves nègres, de Makoa, comme l'on dit ici, mais quoique aucun agent français ne réside ici pour empêcher la traite, celle-ci a cessé d'elle-même depuis que le paquebot des Messageries maritimes y fait escale. À vrai dire, les boutres débarquent leur marchandise humaine un peu plus au nord ou un peu plus au sud et l'on peut, quand on veut, tout comme autrefois, acheter une femme ou un homme pour 150 à 200 fr., suivant l'âge, la force et l'intelligence du sujet[57].
Est-ce à dire que l'esclavage connaît des lois différentes en fonction des régions ? Douliot s'est-il rendu compte qu'il s'était contredit d'une partie à l'autre ? N'a-t-il pas eu le temps de revenir sur la question ? Ou alors reconnaît-il implicitement qu'il n'y a pas de vérité univoque et qu'il serait vain d'asséner des énoncés catégoriques sur l'Ailleurs ? Car son écriture au fil de la plume démontre bien que plus on pénètre dans un pays et plus on y passe de temps, plus on peut approfondir son point de vue et nuancer sa perception de la réalité.
Parmi les individus qu'il rencontre, qui lui font découvrir les mœurs du pays et qui lui permettent de comprendre toute la richesse et le métissage du peuple malgache, on pourrait évoquer des Indiens, en la personne de Monjy (riche commerçant Banyan), mais aussi des hindous, des Arabes, avec la figure d'Alidy (sakalava et mahométan, chef tout-puissant de Maintirano) ou encore Abder Iman (un Soahili de Lamou), bref tout un peuple que Douliot appelle les « métis prolifiques ».
Dernier sujet ethnique intéressant que Douliot aborde vers la fin du journal, sous forme de question anthropologique à résoudre pour les explorateurs futurs : la question des Behosy, petite ethnie peu connue à l'époque et qui sera étudiée dans les années 1930 par le missionnaire norvégien Birkeli[58].
Je n'ai malheureusement pas pu aller voir les Behosy dans la forêt ; tout ce que j'ai pu savoir d'eux, c'est qu'ils habitaient le pays avant les Sakalava. Ils parlent le sakalava, mais ils ont beaucoup de mots spéciaux qui leur sont propres ; quoique sachant construire des maisons, ils préfèrent habiter des grottes. […] Ces Behosy, ne seraient-ils pas les vrais aborigènes de Madagascar[59] ?
Le médecin : un métier improvisé
Douliot pratique un dernier métier, celui-là plus inattendu. Tout commence par une situation somme toute banale. Alors qu'il est reçu comme invité et qu'on lui parle d'une femme malade pour laquelle on va faire un bilo, il demande à la voir, « comme on est toujours un peu médecin en voyage »[60]. Il improvise spontanément une ordonnance à cette malade (c'est la femme du fils d'un chef) :
[…] je lui confectionne dix grosses pilules de sulfate de quinine dans un papier à cigarettes ; il doit en donner à sa femme une à minuit et une à midi pendant cinq jours[61].
Ce moment correspond à la naissance d'une vocation que, seul, le voyage en terre exotique rendait possible. Ainsi, malgré lui et comme si son destin était écrit, Douliot devient un médecin pour les Malgaches. À partir de cet épisode, il n'aura de cesse de rapporter dans ses notes tous ses épisodes médicaux. Cette écriture de soi contribue largement à l'écriture d'un mythe personnel entretenu aussi par les autochtones. Non seulement le nouveau médecin (voire chirurgien quand la situation l'exige) prend son nouveau rôle très au sérieux, mais en plus, grâce à son art inné, il accomplit des guérisons :
À Soa-Lengo, j'ai remporté un beau succès dans l'exercice illégal de la chirurgie[62].
Son patient se nomme Tsimalahefé, un homme qui a reçu une balle dans le ventre pendant une bataille avec les Bara du village voisin. Douliot raconte comment, après avoir examiné son patient de manière très professionnelle, il décide de remettre l'opération au lendemain :
Dès l'aurore, j'aiguise mon scalpel, je lave ma pince et je prépare des bandes, mon Sakalava veut bien que je lui enlève sa balle, mais il a une peur terrible de mon scalpel et veut absolument se griser avant l'opération pour ne rien sentir.
… les préliminaires ont demandé une heure, l'opération ne dure que deux minutes ; le patient crie comme si on l'écorchait, mais je fais tranquillement deux petites incisions en croix et j'enlève la balle qui n'était pas à 1 centimètre de profondeur.
...Lorsque dix jours après je suis revenu à Soa-Lengo, mon homme était guéri[63].
Où est la part du mythe, où est la part du vrai ? En tout cas, après cet épisode, les réactions des Malgaches et les louanges de ses compagnons de voyage accréditent la sincérité de l'auteur et son héroïsation :
[…] comme ils ajoutent toujours quelque chose chaque fois qu'ils racontent l'histoire de l'homme à balle, je suis déjà un demi-dieu comme Esculape[64].
Mais le nouveau médecin avoue lui-même être parfois un peu dépassé. Ainsi, le lecteur sourira peut-être, quand il voit notre Esculape obligé d'inventer des feintes en accord avec les croyances des indigènes, afin de ne pas trop décevoir ceux-ci, et surtout parce qu'il ne sait pas comment justifier son ignorance et son incapacité à soigner :
Depuis Soa-Lengo, mes hommes me font réputation de médecin qu'il m'est difficile de soutenir ; ils m'amènent une femme mourante dont je ne reconnais pas la maladie. Que faire ? Je réponds que chaque maladie a un aoly différent et que je n'ai pas avec moi celui qui lui convient[65].
Malgré cela, lors de la quatrième excursion, sa réputation est officielle. L'enthousiasme étant contagieux et la confiance le gagnant, il s'enorgueillit d'avoir fait un « un bandage de [son] invention », il parle à présent de « ses clients », après avoir énuméré les différents remèdes de sa pharmacopée de base :
Ma réputation de masy, d'anakia, c'est-à-dire de médecin, me précède et, tout au long de ma route, j'ai des malades à soigner, aussi ai-je bien fait d'emporter de la teinture d'iode, de l'acide borique, du bichlorure de mercure et du sulfate de quinine ; depuis longtemps, je n'ai plus d'acide phénique et je le regrette. […] C'est là que je déjeune, que je fais ma sieste et que je reçois mes clients, qui n'ont guère que des abcès, des cancers au sein, des coupures, et auxquels je fais des lotions et des bandages sans intérêt[66].
En revanche, dans la nuit du 3 au 4 mai, le journal se clôt sur une guérison ratée, une intervention tragique : on a apporté un enfant à « Docteur Douliot », mais malgré ses soins et la morphine qu'il lui a donné, l'enfant est mort. Cette mort de l'enfant fait évidemment écho à la mort du voyageur qui aura lieu deux mois plus tard. Car si Douliot s'érige en médecin vazaha respecté par les Malgaches, il n'est pas pour autant son propre médecin et a du mal à se soigner lorsqu'il en aurait besoin. Dès la deuxième excursion, il est victime d'un violent mal de tête qui l'immobilise pendant trois jours. Cet incident a lieu ironiquement après un « sacrilège », comme il l'écrit, c'est-à-dire après qu’il a fait abattre à coups de hache des arbres de 20 mètres pour arracher quelques rameaux au sommet. Ensuite, lors de la troisième excursion, il est victime d'une nausée soudaine inexpliquée et d'un accès de fièvre l'obligeant à s'allonger par terre pendant la marche. Puis plus tard encore, c'est la rage de dents. Dans l'avant-dernier paragraphe du journal inachevé, Douliot écrit :
Depuis deux jours je me sens faible et mange peu ; à Tsilomora, je suis tout à fait malade. C'est un accès de fièvre. Pendant quarante-huit heures, je ne puis rien prendre sans vomir, mais, dans la nuit du 11 au 12 [mai], je me lève pour voir une éclipse totale de lune et je m'aperçois que je suis guéri[67].
De la maladie à la bonne santé, il n'y a qu'un pas : c'est le miracle du voyage de Douliot. Chez ce voyageur improvisé en guérisseur, il est indéniable que l'optimisme demeure un remède puissant qui teinte toute l'écriture du voyage et l'écriture de soi qui lui fait reflet.
Nous avons dit en introduction que le voyage de Douliot s'était déroulé sous le signe de l'immersion totale, visible d'un bout à l'autre de son témoignage. Ne s'agit-il pas d'une immersion ultime et très forte symboliquement, que d'être mort et enterré en terre malgache, sur l'île de Nosy Be, telle la destination finale de ce voyage sur la côte ouest ?
Henry Douliot, l'explorateur multi-tâche par excellence, a trente-trois ans seulement quand il abandonne définitivement l'écriture de son dernier calepin. Tout son voyage aura été marqué non seulement par un profond respect envers la nature malgache qu'il a répertoriée[68] et cartographiée avec un grand zèle, mais aussi par une authentique amitié fraternelle scellée (parfois même par le sang) avec les peuples chez qui il a habité.
Lors de l'épisode de capture d'une tortue (fano) par le peuple Vezo, alors que le Douliot naturaliste aurait aimé étudier et disséquer l'animal, il « se conforme à la règle » et laisse les Malgaches dépecer la bête pour la cuire et en faire un festin. Cette primauté de l'Ailleurs sur ses propres intérêts scientifiques est, d'après nous, la noble signature de Douliot qui, peut-on l'espérer, inspirera tous les voyageurs à sa suite :
Tout naturaliste que je suis, j'ai dû ce jour-là céder le pas au fidèle observateur des lois malgaches[69].
Notes de pied de page
- ^ Étienne de Flacourt, Histoire de la Grande Isle de Madagascar, nouvelle édition annotée, augmentée et présentée par Claude Allibert, 2007, Paris, Inalco-Karthala, 712 p.
- ^ Parfois orthographié Henri. On trouve aussi Henry-Louis comme prénom, dans la nécrologie des Annales de Géographie.
- ^ Édité à Paris, par la Librairie coloniale et africaine.
- ^ Numa Broc, Dictionnaire illustré des grands explorateurs et voyageurs français du XIXe siècle. Afrique Tome 1 Paris, Éditions du Comité des Travaux Historiques et Scientifiques, 1988, 346 p., 246 photos noir et coul., cartes, p. 113‑114.
- ^ Revue française d'histoire d'outre-mer, année 1982, vol. 69, n° 256, p. 237‑273.
- ^ « Beau type de savant à peu près universel, Alfred Grandidier a parcouru en tous sens la grande île de Madagascar (1865-1870) préparant le travail à ses successeurs Catat, Maistre, Douliot et surtout le géographe E. F. Gautier », (p. 253).
- ^ Il est composé de 52 volumes au total (Paris, Librairie Hachette et Cie, in-4) dont les deux tiers publiés à sa mort, le reste par son fils Guillaume.
- ^ Rappelons, pour preuve de l'influence entre les explorateurs, que Grandidier entreprit une réédition de l'œuvre de Flacourt en 1913, mais à faible tirage.
- ^ Louis Catat, Voyage à Madagascar 1889-1890, Paris, Librairie Hachette et Cie, 1895, 436 p.
- ^ Dans cette expédition, on trouve aussi Georges Foucart (1853-1920), ingénieur des arts et manufactures, dont le nom n'est pas mentionné par Numa Broc dans l'article des explorateurs « reconsidérés » ‒ en revanche, il l'est dans son Dictionnaire des explorateurs du XIXe siècle. Foucart publie « De Tamatave à Tananarive (île de Madagascar) », 1890, Bulletin de la Société de géographie de Lille, ainsi que Le commerce et la colonisation à Madagascar , Paris, Auguste Challamel, 1890.
- ^ Nosy Be est l'île principale d'un archipel situé dans le canal du Mozambique, près de la côte nord-ouest.
- ^ Marcel Dubois, « Nécrologie. Henri-Louis Douliot » in Annales de Géographie, 1892, vol. 2, n° 5, p. 114.
- ^ Henry Douliot, Journal du voyage fait sur la côte ouest de Madagascar, p. 7-8. Nous utilisons la numérotation des pages de l'édition parue en 2007 dans la Bibliothèque Malgache dirigée par Pierre Maury. Le texte de Douliot est le neuvième de la Bibliothèque Malgache, projet de réédition de textes libres de droits et consacrés à Madagascar, sous forme de livres électroniques gratuits.
- ^ Les Sakalava sont une des 18 ethnies de Madagascar. Ils habitent la côte ouest de l'île.
- ^ Les Masikoro, comme les Vezo, font partie des Sakalava.
- ^ Ibidem, Première excursion, p. 21.
- ^ Malgré un usage fluctuant de la part de Douliot, dans un souci de cohérence, les mots d’origine malgache ont été systématiquement écrits en italiques [NDLR].
- ^ Ibid., Première excursion, p.32.
- ^ Ibid., Première excursion, p.28.
- ^ Ibid., Troisième excursion, p. 59.
- ^ « Vazaha » en malgache signifie « Blanc ».
- ^ Ibid., Troisième excursion, p. 59-60.
- ^ Ibid., Troisième excursion, p. 62
- ^ Les Hova font partie de l'ethnie des Merina.
- ^ Ibid., Troisième excursion, p. 67-68.
- ^ Ibid., Deuxième partie, p. 168.
- ^ Ibid., Deuxième partie, p. 178.
- ^ Des arbres p. 40-41 : « les tanga, les afiafy, les songery, les fobo […] les sirasira, petites plantes grasses […] des lombiro, des satra, des kalalo (palmiers des sables), des fatipatiky, des singilofoty, grands arbustes, et au delà, de grands baobabs, fony et reniala, qui dépassent tous les autres arbres de plusieurs brasses. » — Des lianes p. 13 : « le laro, le lombiro, le sakoa, le mokoty, le katra »
- ^ Ibid., Première excursion, p. 18.
- ^ Ibid., Première excursion, p. 10.
- ^ Ibid., Quatrième excursion, p. 83.
- ^ Ibid., Deuxième partie, p. 179.
- ^ Ibid., Troisième excursion, p. 65.
- ^ Ibid., Troisième excursion, p. 55.
- ^ Ibid., Quatrième excursion, p. 111.
- ^ Ibid., Troisième excursion : du Morondava au Mangoka, p. 56.
- ^ Ibid., Quatrième excursion, p. 107.
- ^ Ibid., Deuxième partie, p. 176.
- ^ Ibid., Première excursion, p. 7.
- ^ Nous verrons plus loin qu'il consacre un second paragraphe thématique auquel il donne le titre : « Le bilo ».
- ^ Ibid., Première excursion, p. 29.
- ^ Ibid., Troisième excursion, p. 52.
- ^ Ibid., Troisième excursion, p. 53.
- ^ Ibid., Troisième excursion, p. 58.
- ^ Ibid., Troisième excursion, p. 62.
- ^ Ibid., Troisième excursion, p. 73.
- ^ Ibid., Quatrième excursion, p. 118.
- ^ Ibid., Deuxième partie, p. 149.
- ^ Ibid., Deuxième excursion, p. 44.
- ^ Ibid., Quatrième excursion, p. 110.
- ^ Ibid., Troisième excursion, p. 70.
- ^ Ibid., Troisième excursion, p. 70-71.
- ^ Ibid., Première excursion, p. 25.
- ^ À la fin du Journal, il parlera de nouveau de ce problème perpétuel des guerres entre ethnies, en employant l'expression accusatrice de « petits princes querelleurs » (p. 170).
- ^ Ibid., Deuxième excursion, p. 42.
- ^ Ibid., Quatrième excursion, p. 84.
- ^ Ibid., Deuxième partie, p. 126.
- ^ Fridtjov Søiland Birkeli s'intéresse à la langue secrète des Behosy qui aurait des origines austronésienne. Les Behosy sont considérés comme une subdivision des Vazimba. Ils sont supposés être les descendants d'anciens autochtones mis à l'écart ou dominés par les Sakalava.
- ^ Ibid., Deuxième partie, p. 179.
- ^ Ibid., Première excursion, p. 30.
- ^ Ibid., Première excursion, p. 32.
- ^ Ibid., Troisième excursion, p. 65.
- ^ Ibid., Troisième excursion, p. 66.
- ^ Ibid., Quatrième excursion, p. 93.
- ^ Ibid., Troisième excursion, p. 74.
- ^ Ibid., Quatrième excursion, p. 86.
- ^ Ibid., Deuxième partie, p. 180.
- ^ Exception faite de la malédiction des hauts arbres coupés qui lui auront peut-être porté malheur à la fin.
- ^ Ibid., Deuxième partie, p. 123.
Référence électronique
Nirina RALANTOARITSIMBA, « HENRY DOULIOT, UN EXPLORATEUR À MADAGASCAR », Astrolabe - ISSN 2102-538X [En ligne], Septembre / Octobre 2016, mis en ligne le 23/07/2018, URL : https://www.crlv.org/articles/henry-douliot-explorateur-a-madagascar