Les voyages d’un Breton autour du monde

Les voyages d’un Breton autour du monde
Les aventures de Georges Péan sur la route des épices et dans le Grand Nord

 

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L’ouvrage présenté par les Éditions du Trésor est une curieuse et agréable découverte. Manuscrit retrouvé grâce à un site de vente en ligne, les quelques lettres datées de 1798 arrivent entre les mains de Bruno Fuligni qui les transcrit et les édite dans Un libertin chez les Esquimaux. La première page du manuscrit n’indiquait aucun nom, mais une petite note au crayon, ajoutée a posteriori par le petit-neveu du destinataire des missives, a permis de remonter à l’auteur, Georges Péan, aventurier breton né à Morlaix le 13 mars 1760. Le manuscrit fixe sur le papier les trente-huit premières années de sa vie : la forme épistolaire était très à la mode au xviiie siècle, souvent en recourant à une correspondance fictive pour raconter les péripéties d’une vie ; mais dans notre cas, le destinataire est un véritable ami de l’écrivain, qu’il a connu en Allemagne.

Les premières lettres racontent une enfance bretonne assez paisible, partagée entre la maison des grands-parents et celle des parents, où le petit Georges fait ses études. Destiné par la famille soit à une carrière dans la justice (comme son père) soit à la carrière ecclésiastique, le jeune Péan préfère se lancer dans le monde militaire et se fait enrôler dans la Compagnie des chasseurs. Tombé malade, il retourne au sein de la famille puis exprime la volonté de prendre la mer, démarrant une nouvelle carrière dans la marine du roi. À Brest, il est désigné pour s’embarquer pour l’Amérique, sur le vaisseau qui doit porter secours aux insurgés de George Washington, mais Péan arrive étonnamment en retard, quand le bateau est déjà parti. Il se retrouve ainsi affecté à un autre navire en route pour Cayenne.

Ici commence une partie non seulement narrative des voyages, mais également descriptive des pays visités, selon les règles typiques de la littérature viatique de l’époque. L’auteur décrit le commerce prospère à Cayenne, qui doit sa fortune à la production de café, de cacao, de sucre, de rhum, de coton, de roucou et d’indigo (utilisés pour colorer les textiles). Les Français y ont également transplantés les épices qui faisaient la fortune des Hollandais aux Moluques à l’époque de leur monopole dans l’océan Indien[1]. Georges Péan fournit également toute une série de renseignements techniques sur les mouillages, sur les ports et les abris pour les navires, ainsi que sur les fortifications des villes, suivant ses intérêts et sa formation militaire. Le langage est toujours simple et avec un ton didactique, mais il montre aussi la formation littéraire de son auteur, avec plusieurs références à différents ouvrages, de Robinson à Don Quichotte. L’esprit libertin de Georges Péan (qu’on retrouve dans certaines anecdotes, comme par exemple celle de son emprisonnement) cohabite avec l’usage des références religieuses : même si nous sommes à la fin du xviiie siècle, existent encore des héritages anciens, qui puisent dans les « miracles » de la littérature médiévale, où les rescapés de naufrages ou d’intempéries maritimes voient l’intervention divine dans leur sauvetage.

On retrouve également le topos du voyageur-héros, dans la description de l’affrontement d’un jaguar ou d’un puma, que Péan appelle erronément tigre, « terrible » et « furieux », auquel l’auteur peut échapper, gagnant l’estime des villageois, malgré le fait qu’en réalité le voyageur se soit enfui et que l’animal n’ait pas bougé car probablement endormi. Un récit maritime du xviiie siècle ne peut être complet qu’avec une bataille navale : Georges Péan est fait prisonnier par les Anglais et transféré à Plymouth où, en qualité de futur officier, il est quand même traité avec toutes les attentions dues à son statut.

À peine libéré et rentré en France, il est immédiatement convoqué pour prendre le large en direction de la Martinique et de la Guadeloupe. Ce deuxième voyage amène Péan à croiser ses pas avec ceux d’un géant de la littérature de voyage : La Perouse. En effet, le vaisseau sur lequel notre auteur est embarqué a pour mission d’escorter le voyage de retour en France du marquis. Ce sera l’occasion pour Georges Péan de longer les côtes de Terre-Neuve, d’explorer la baie d’Hudson et de voir, pour la première fois, la banquise :

Il faut que je vous dise un peu ce qu’est une banquise.

On appelle banquise des amas considérables de glace qui se trouvent dans la mer, en approchant des cercles polaires ; ces banquises ont souvent vingt, trente, quarante lieues d’étendue et sont souvent si serrées que le vaisseau qui s’y trouve enclavé ne peut pas malgré la force du vent s’ouvrir un passage pour en sortir. Comme dans ces banquises il se trouve beaucoup de glace dont la surface est plate, on s’y attache ordinairement avec des grappins. (p. 116)

La narration du voyage s’interrompt ici pour laisser place au traditionnel chapitre monographique sur la peuplade sauvage du lieu, à savoir les Esquimaux. Il s’agit d’une pratique très courante dans le récit des voyageurs en terres inexplorées, que ce soit aux latitudes boréales ou équatoriales. Le début du chapitre est très classique, fournissant la description de leur physique, de leurs vêtements, de la nourriture et des pirogues. La comparaison avec les récits des voyageurs en Russie et en Laponie s’impose : Péan utilise les mêmes procédés descriptifs (les pirogues remplacent les célèbres traîneaux nordiques) et on peut remarquer une curieuse similitude, concernant les femmes : tout comme les Lapones, les femmes des Esquimaux « sont fort laides, leur habillement ressemble à celui des hommes, à l’exception que leur casaque est plus longue » (p. 121).

Après un bref retour en France et un voyage assez rapide à la Guadeloupe, voilà que Georges Péan entreprend son dernier grand voyage, celui qui le mène en Inde, à Ceylan, à Malacca, à Macao et jusqu’aux Philippines. La relation de ce long périple présente de longues parties techniques, indiquant les réparations apportées aux navires, ainsi que plusieurs détails sur les routes commerciales, sur les produits échangés et même quelques notes sur un « sauvage » des îles Sandwich aperçu à bord d’un bateau (très doux, très gai et qui aime surtout la volaille et l’eau-de-vie !). La relation du retour est presque une énumération des ports approchés : Batavia, Pondichéry, les Maldives, l’île Bourbon, le cap de Bonne-Espérance et l’île de l’Ascension. Le retour à Brest se fait en septembre 1789 et c’est là que le voyageur apprend la Révolution. Mais c’est la Révolution en province !

J’entendis parler de brigands qui infectaient les routes, je fis quelques petits voyages, et je ne trouvai au lieu des brigands que de paisibles laboureurs, qui étaient très embarrassés pour savoir la suite de cette Révolution et pour attendre le bonheur éphémère que l’on leur annonçait. (p. 183-184)

La France a beaucoup changé et Péan s’adapte difficilement à ce nouveau monde : en 1792, il rejoint l’armée du prince de Condé et, à la fin de sa vie, se retire d’abord à Constance et ensuite dans la Souabe (en Bavière), où en 1798, il entame l’écriture de ses mémoires.

En conclusion, Georges Péan entre de droit dans la littérature de voyage, pour laquelle il a été un inconnu avant que cette belle édition critique ne sorte. Elle offre une lecture très agréable que l’on conseille à tout passionné de récits maritimes et la découverte d’une jeune maison d’édition au travail remarquable.

Quatrième de couverture

Comme une bouteille à la mer, ballotté de malles en greniers jusqu’à son récent échouage sur un site de vente en ligne, le manuscrit inédit de Georges Péan est arrivé entre les mains de l’historien Bruno Fuligni. Une simple mention au crayon sur la couverture a permis d’en identifier l’auteur : un aventurier breton du xviiie siècle. Découvrez ce document inestimable, l’œuvre d’une tête brûlée de la marine royale léguant à la postérité l’écho de ses voyages et de ses émotions.

  1. ^ On conseille la lecture d’un ouvrage magnifique sur l’histoire du commerce des épices, l’essai de Giles Milton, La Guerre de la noix muscade, Paris, Les Éditions Noir Sur Blanc, 2000.

Référence électronique

Alessandra ORLANDINI CARCREFF, « Les voyages d’un Breton autour du monde », Astrolabe - ISSN 2102-538X [En ligne], Septembre / Octobre 2016, mis en ligne le 20/07/2018, URL : https://www.crlv.org/articles/voyages-dun-breton-autour-monde