ITINÉRANCES FÉMININES

ITINÉRANCES FÉMININES
Préface

Les récits de voyageuses, dans leur richesse et leur complexité, traitent de questions vitales d’ordre social et anthropologique, relatives à la place de la femme, à la condition féminine, à la civilisation et au discours colonial. Qu’elles soient navigatrices ou routières, le voyage leur a permis de ‘prendre le large’, de s’émanciper, de laisser derrière elles la société patriarcale d’appartenance et de découvrir des sociétés autres et d’autres civilisations jusque là inaccessibles.

Femmes de consuls pour la plupart, touristes ou personnel d’accompagnement, elles ont écrit des récits descriptifs le plus souvent biographiques. Anglophones ou francophones, elles s’inscrivent toutes dans le courant du ‘gynocentrisme’ et sont au cœur d’une multitude d’études féministes et post-coloniales qui leur sont consacrées depuis deux décennies aux États-Unis et en Angleterre (Sara Mills, Mary-Louise Pratt, Gayatri Spivak, Mona Domosh, etc.). Au croisement des discours impérial et colonial, les femmes voyageuses deviennent, par leurs récits, les dépositaires du discours de la féminité et du féminisme.

À la suite de travaux de Jane Robinson (1991), de Bénédicte Monicat (1996), du collectif d’Anne de Bascher et de Christine Féret-Fleury (1997), de la thèse conséquente de Renée Champion (2002) ou de l’ouvrage de Vassiliki Lalagianni pour la Grèce (2007) entre autres, le présent numéro spécial d’Astrolabe, Itinérances féminines, propose une nouvelle mise au point sur les études viatiques féminines, un nouveau regard et un nouveau voyage multiculturel, polyphonique et diachronique. Prenant en compte, dans une perspective comparatiste, des textes et des auteures étalés du début du XIXe au XXe siècle finissant, il embrasse des voyageuses d’horizons divers et des formes génériques très variées. Des États-Unis et de l’Angleterre à l’Orient si convoité avec l’Inde et l’Afghanistan, en passant par la France et la Suisse, les voyageuses ici étudiées, anglophones ou francophones, occidentales ou orientales, intrépides pour la plupart, s’inscrivent toutes dans les études viatiques des XIXe et XXe siècles.

L’étude savante de Betty Hagglund explore les textes de Maria Dundas Graham qui concernent son voyage en Inde. Focalisant sur les sujets de genre, les connaissances et les voix dans la littérature viatique, Betty Hagglund se livre à une étude générique et opère la transcription du journal intime de voyage en livre imprimé. L’Anglaise Maria Dundas − connue aussi sous le nom de Maria Callcott à la suite de son deuxième mariage −, a navigué, au début du XIXe siècle, avec son père, sa sœur et son jeune frère, d'Angleterre à Bombay, où son père avait été nommé commissaire de la Marine. C’est le capitaine du navire, Thomas Graham, R.N., jeune officier de Marine, que Maria Dundas épousera à Calcutta. Les expériences de Graham en Inde ont été enregistrées et présentées au public sous diverses formes : journal intime privé, livres correspondance, croquis et schémas, témoignages qui ont permis au lecteur contemporain de prendre connaissance de ses récits de voyages. Il est très attractif, ainsi que le signale Betty Hagglund, d’entendre non seulement la voix de Graham, mais aussi, en contrepoint, celle des voyageurs masculins, qu’ils soient des disciples de l’Orientalisme, des informateurs locaux ou des militaires britanniques et d'autres colons. Se fondant sur le concept de Bakhtine et l’hétéroglossie, B. Hagglund analyse les relations et interactions génériques de l’ensemble du travail de Graham, ainsi que la multiplicité des voix.

Dans l’étude qui suit, Vassiliki Lalagianni explore les textes des voyageuses britanniques en Grèce, pas très connues et dont les noms sont à peine indiqués dans les différents travaux et anthologies de voyage en Orient, en raison de l’occupation ottomane qu’a connue l’Orient pendant quatre siècles. V. Lalagianni fait l’historique de ces voyageuses que Mary-Louise Pratt présente comme des “exploratrices sociales”. Dans le souci de vérifier leurs sources, V. Lalagianni confronte les stéréotypes féminins de la représentation du pays et de ses habitants à ceux véhiculés par leurs homologues voyageurs hommes de l’époque, et elle conclut que les voyageuses britanniques en Grèce sont restées enfermées dans l’ethnocentrisme de la Métropole qui, au-delà des ruines et des temples, les aurait empêchées de voir la réalité grecque.

Plus déroutante se veut l’étude de Claire Keith qui s’intéresse aux femmes navigatrices dans l’œuvre de Patrick O’Brian - étrange écrivain britannique qui, né Richard Patrick Russ, à Londres, a choisi un pseudonyme irlandais -. Découvert tardivement en France (il résidait à Collioure depuis 1949), O’Brian est surtout connu pour la stupéfiante érudition historique qui sous-tend ses romans de voyages sur la British Navy. Regorgeant de termes techniques de la marine à voile de l’époque, ils sont aussi une véritable source d’information sur la vie des femmes que les marins de la célèbre Royal Navy britannique eurent l’occasion de rencontrer au cours de leurs voyages, durant la période des guerres napoléoniennes. Historiens et critiques littéraires s’accordent unanimement à penser que la représentation que fait O’Brian de la vie quotidienne et du paysage mental des personnages qu’il fait revivre dans ses récits est probablement la plus authentique qu’il nous ait jamais été donné d’appréhender. Par son exploitation minutieuse de The Aubrey Maturin series, roman historique en vingt volumes paru entre 1970 et 1999, Claire Keith étudie avec délices la vie des femmes qui voyageaient sur ces vaisseaux de guerre, en marge de celle des hommes : épouses, catins, prisonnières, courtisanes, érudites et même femmes-pirates n’ont pas plus de secrets pour elle que pour O’Brian.

Cap sur le monde francophone avec l’étude de Renée Champion, qui concerne trois voyageuses en Orient et leurs récits précoces et assez méconnus : Les Lettres sur le Bosphore (1821) de la Comtesse de La Ferté Meun, Mes Souvenirs d’Égypte (1826) de la Baronne de Minutoli, et La Contemporaine en Égypte (6 vols. 1831) d’Ida Saint-Elme. Les trois textes mettent au jour la fabrication d’une tradition historique, littéraire et culturelle, du récit de voyage en Orient au féminin. Renée Champion examine les différentes manières dont le gender marque ces textes à travers des stratégies d’écriture et des représentations de l’altérité culturelle féminine. Prêtant une attention particulière à l’hétérogénéité des regards et des écritures, Renée Champion analyse les discours sur les différences socio-culturelles et la féminité.

L’étude d’Alessandra Grillo sur Léonie d’Aunet est intéressante pour sa double valeur historique et littéraire. Alessandra Grillo ne ménage pas ses efforts. Elle se livre à la collecte du moindre détail lié à son écrivaine, qu’il soit historique, biographique, littéraire ou ethnographique, de sorte que l’étude offre un véritable foisonnement historico-biographique significatif pour la compréhension de l’époque. Car Léonie d’Aunet est une personne assez peu commune : maîtresse de Hugo et amie de sa femme Adèle, avant son mariage, cette jeune bourgeoise parisienne de dix-neuf ans se révèle une grande voyageuse. En 1839, en compagnie de son époux, elle parcourt la Hollande, le Danemark et l’Allemagne, puis l’Europe du Nord avec la Suède, la Norvège et l’île du Spitzberg avant d’entreprendre la traversée de la Laponie dans un long voyage d'exploration. Le Voyage d’une femme au Spitzberg, publié en 1854, est un texte précieux pour les informations techniques que Léonie d’Aunet donne sur les aspects pratiques de l’organisation du voyage aux terres nordiques.

Étude contemporaine et de gender studies se veut celle de Sara Steinert Borella consacrée aux récits de voyage d’Ella Maillart et d’Annemarie Schwarzenbach en Afghanistan. Les récits des deux voyageuses suisses permettent de reconsidérer et de renouveler la compréhension du monde. Les études féministes consacrées à la littérature de voyage dans des domaines aussi divers que la littérature, l’anthropologie et la géographie montrent que le gender est fondamental. Avec son étude, Sara Steinert Borella vise à montrer que les récits de voyages au féminin dans la première moitié du XXe siècle fournissent des visions alternatives sur les vastes espaces de l’Asie centrale ainsi que sur l’imaginaire européen. La Voie cruelle d’Ella Maillart et Où est la terre des promesses ? d’Annemarie Schwarzenbach font entendre les deux voix d’un voyage singulier à travers l’Afghanistan, dans une Ford, à la veille de la Deuxième Guerre mondiale. Sara Steinert Borella examine comment Ella Maillart et Annemarie Schwarzenbach construisent les espaces de l’Afghanistan rural dans leurs récits. Voici donc une lecture féministe de la nouvelle route traversée par Maillart et par Schwarzenbach pendant leur voyage, un voyage qui anticipe et introduit l’époque postcoloniale et la fragmentation qui continuent à hanter l’Afghanistan pendant la première décennie du XXIe siècle.

Croisant les regards de quatre Suisses en route pour l’Afghanistan, Arzu Etensel Ildem entreprend une étude comparée originale du voyage au XXe siècle, en mettant en relation les récits de deux femmes et de deux hommes contemporains et compatriotes : d’une part, Ella Maillart et Annemarie Schwarzenbach, de l’autre, Nicolas Bouvier et Thierry Vernet. En 1939, Ella Maillart et Annemarie Schwarzenbach effectuent un voyage en Afghanistan. En 1953, leurs compatriotes Nicolas Bouvier et Thierry Vernet ont la même destination avec leur Fiat Topolino. Les deux groupes, femmes et hommes, font face aux difficultés d’un voyage en voiture long et ardu. Au bout du trajet : Kaboul, mais avec un itinéraire différent. Les voyageuses donnent l’impression de s’en sortir mieux que les deux hommes. Mais les unes et les autres observent les populations et réfléchissent sur l’éventuelle nécessité de la modernisation du pays.

Ce présent volume Itinérances féminines, rédigé par des femmes, avec un regard critique et moderne, se clôt sur deux inventaires d’ouvrages de la littérature viatique : deux volumes  publiés en 2006 et en 2007 et recensés par Efstratia Oktapoda. Le premier concerne l’ouvrage majeur de Sara Steinert Borella, The Travel narratives of Ella Maillart. (En)Gendering the Quest (New York, Peter Lang, 2006), consacré à l’écriture féminine de l’écrivaine suisse Ella Maillart et de sa compatriote Annemarie Schwarzenbach, à travers l’itinéraire de leur voyage en Afghanistan.

Le deuxième se réfère à l’ouvrage de Vassiliki Lalagianni, Οδοιπορικά γυναικών στην Ανατολή [Voyages des femmes en Orient] (Athènes, éd. Roes, coll. “Dokimia”, 2007) qui fait avec beaucoup de mérite l’historiographie des études viatiques en Grèce.

Toutes les voyageuses n’y sont malheureusement pas représentées. Nous regrettons vivement, outre l’absence d’Isabelle Eberhardt − dont l’œuvre a connu des approches critiques intéressantes, ne citons que les travaux de Denise Brahimi −, celle de l’étude sur Marie de Ujfalvy-Bourdon et sur son voyage dans l’Himalaya de notre collègue Samuel Thévoz qui s’est occupé de la réédition du récit de l’écrivaine chez Transboréal, et encore celle de bien d’autres célèbres voyageuses, comme par exemple Alexandra David-Néel, Mary Montagu, Ida Pfeiffer, etc. Reste toutefois l’espoir pour de nouvelles études et de nouveaux numéros à préparer dans l’avenir, sur les femmes et pour les femmes, une invitation au voyage, à l’infini.

Efstratia Oktapoda

Référence électronique

Efstratia OKTAPODA, « ITINÉRANCES FÉMININES », Astrolabe - ISSN 2102-538X [En ligne], Septembre / Octobre 2008 ITINÉRANCES FÉMININES, mis en ligne le 02/08/2018, URL : https://www.crlv.org/articles/itinerances-feminines