LA VOIX DES FEMMES EN AFGHANISTAN

La voix des femmes EN afghanistaN
Les récits de voyage d’Ella Maillart et d’Annemarie Schwarzenbach

 

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Band-E-Amir, Afghanistan

Les voyageuses et leurs récits de voyage nous permettent de reconsidérer et de modifier notre compréhension du monde. Les études féministes consacrées à la littérature de voyage dans des domaines aussi divers que la littérature, l’anthropologie et la géographie nous rappellent que le genre est fondamental[1]. Meghan Cope, dans son article « Feminist Epistemology in Geography » (2002), écrit : « Gender affects societies deeply and in multiple ways that are not always easily identified, separated, or categorized» (45), [Le genre touche les sociétés en profondeur et de diverses manières, manières que l’on a du mal à identifier, séparer ou catégoriser[2]] affirmant ainsi que la perspective des voyageuses pourrait battre en brèche certaines notions fondamentales de la littérature de voyage traditionnelle et masculine.

Cet article vise à montrer que les récits de voyages au féminin dans la première moitié du XXe siècle nous fournissent des visions alternatives des vastes espaces de l’Asie centrale ainsi que de l’imaginaire européen. En particulier, La Voie cruelle d’Ella Maillart et Où est la terre des promesses? Avec Ella Maillart en Afghanistan (1939-1940)[3] d’Annemarie Schwarzenbach nous présentent deux voix d’un voyage singulier à travers l’Afghanistan dans une Ford, à la veille de la Deuxième Guerre mondiale. Nous examinerons comment Ella Maillart et Annemarie Schwarzenbach construisent les espaces de l’Afghanistan rural dans leurs récits de voyage, et en particulier, nous considérerons comment les deux Suisses se représentent en tant que voyageuses, et comment elles représentent les femmes afghanes qu’elles rencontrent le long de leur route. Leurs récits créent des images uniques de l’Afghanistan, des images divisées entre hommes et femmes, ville et campagne, tradition et modernisation, images qui, en même temps, résistent à une catégorisation simple et nette de la part du lecteur et de la lectrice. Cette étude proposera donc une lecture féministe de la nouvelle route traversée par Maillart et par Schwarzenbach pendant leur voyage qui anticipe et introduit l’époque postcoloniale, de même que la fragmentation qui continue à hanter l’Afghanistan pendant la première décennie du XXIe siècle.

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Avant d’aborder les textes d’Ella Maillart et d’Annemarie Schwarzenbach, il faut situer leur voyage dans son contexte historique et géographique. Les deux femmes quittent l’Engadine en Suisse en 1939, afin de fuir une Europe en train de s’abîmer, tout en étant à la recherche de la paix et d’une spiritualité élusive. Elles cherchent à connaître la vie des nomades, la vie simple qui les mènera le long d’une route qui ne peut qu’indiquer la fin du nomadisme dans son état le plus pur. Elles partent à la recherche d’un rêve irréalisable, d’une vérité inexistante. En ce sens, leur voyage se déroule autant dans l’imaginaire que dans le monde réel, ce qui permet finalement aux voyageuses de réconcilier l’espoir et une réalité vécue.

Leur itinéraire leur fait parcourir l’Italie, l’ex-Yougoslavie et la Bulgarie, avant la traversée de la mer Noire qui les mène en Turquie, leur route se poursuivant en Iran et finalement en Afghanistan, où les deux voyageuses ont une idée sur ce à quoi s’attendre : Maillart avait voyagé de l’Inde en Turquie deux ans auparavant, tandis qu’Annemarie Schwarzenbach avait habité à Téhéran avec son ex-mari Claude Clarac, en 1935. Les deux jeunes femmes ne sont donc pas sans expérience de la région, mais l’Afghanistan de 1939 est une société en pleine transformation, prise entre les traditionalistes et ceux qui cherchent à établir un mode de vie à l’occidentale. Les femmes afghanes vivent la faillite des réformes illusoires, proposées par le roi Amanullah en 1928 :

After his extended trip to Europe, King Amanullah had intensified his efforts at modernization. He announced a new series of reforms in late August 1928…The reforms included…the emancipation of women, enforced monogamy, and compulsory education for all Afghans…The 1928 proposals were never implemented, however, for anti-Amanullah elements, both inside and outside Afghanistan, combined to overthrow the King. (Dupree 1980, 463)

[Après un long séjour en Europe, le roi Amanullah redoubla d’efforts pour moderniser l’Afghanistan. Il annonça toute une série de réformes à la fin du mois d’août 1928…. Ces réformes touchaient à … l’émancipation des femmes, l’application de la monogamie et l’éducation obligatoire pour tous les Afghans… Ces propositions de réforme ne furent jamais mises en vigueur du fait que les forces d’opposition à Amanullah, tant en Afghanistan qu’à l’étranger, s’étaient réunies pour renverser le roi.]

Les réformes en question entraînent la fin d’Amanullah et la réinstallation des lois religieuses et conservatrices en Afghanistan, en 1939. Lorsque Maillart et Schwarzenbach traversent ce pays en voiture, les femmes afghanes restent soustraites au regard, invisibles aux étrangèr(e)s pour la plupart. Les observations de Maillart tout comme celles de Schwarzenbach indiquent que les femmes demeurent cachées derrières des voiles épais, ce que Vartan Gregorian confirme dans son Emergence of Modern Afghanistan : Politics of Reform and Modernization, 1880-1946 (1969) : « Nadir…reinstated all customary and religious laws regarding the social position and appearance of women. Heavy veiling was again mandatory; strict purda and seclusion were reestablished; women had to wear the chaderi» (295). [Nadir rétablit les lois coutumières et religieuses relatives à la position sociale des femmes et à leur apparence. Se voiler fut rendu obligatoire ; la purda et le confinement furent rétablis ; les femmes durent porter le chaderi.] Les récits des deux voyageuses cherchent donc à placer celles-ci dans une société qui rend les femmes invisibles. Elles vont à la recherche d’elles-mêmes et de leurs semblables, métaphoriquement et littéralement dans leurs textes. De cette manière, leurs récits inscrivent les femmes dans l’histoire afghane de l’époque.

Cette histoire ne peut être séparée de l’histoire coloniale de la région. L’Afghanistan, comme ses voisins en Asie centrale, reste pris en tenailles entre les mouvements et menaces de deux grands pouvoirs impériaux, l’URSS au nord et la Grande-Bretagne au sud. L’histoire des Occidentaux en Afghanistan au XXe siècle, une histoire profondément marquée par l’idée du genre, est celle de la colonisation. Le récit de voyage au féminin communique, sur ce monde colonial, une vision très précise, privilégiée et propre aux voyageuses. En tant que femmes, elles sont supposées avoir accès aux harems interdits aux hommes ; en tant qu’Européennes, l’hospitalité veut qu’elles soient reçues et protégées par les hommes afghans. Mais rien ne peut effacer en elles leur identité d’étrangères, même parmi les femmes. L’ambiguïté de leur situation particulière influence inévitablement leurs textes, et caractérise la situation de toute voyageuse à la fin de l’époque coloniale.

Quel est le statut de nos deux voyageuses dans le contexte politique du temps ? D’une part, si la Suisse n’existe que dans les marges de l’histoire coloniale européenne, Maillart et Schwarzenbach sont reçues comme représentantes de cette culture impériale. D’autre part, elles doivent écrire afin d’être publiées en Europe ; elles doivent donc fournir un récit de voyage qui incarne l’aventure et l’exotisme. En même temps, elles ne sont pas censées avoir connu les aventures périlleuses de leurs prédécesseurs masculins ; elles construisent donc une représentation du monde qui les distingue des aventuriers et qui assure leur individualité. Comme l’explique Sara Mills dans son article « Knowledge, Gender, and Empire » (1994), les voyageuses négocient continuellement leur position dans ce monde complexe :

Not only do women travel writers have to produce knowledge that will be interesting enough to sell books in the home country, so that their books are structured around unusual events and activities that are not related within male travel accounts (the first woman to reach a certain city, the first woman to climb a certain mountain, the only person to obtain secret knowledge about “Oriental” women, and so on), but they are also producing knowledge about themselves that will be used to judge them as individuals. Their position is one that is negotiated between both the institutional and the individual, the imperial and the home setting. (40)

[Les écrivaines voyageuses doivent non seulement produire des connaissances qui feront vendre leurs livres dans leurs pays – leurs livres sont ainsi structurés autour d’événements et d’activités inhabituels que l’on ne trouve pas dans les comptes rendus de voyages masculins (la première femme ayant atteint une certaine ville, la première femme à avoir fait l’ascension d’une certaine montagne, la seule personne à avoir obtenu des renseignements jusqu’ici secrets sur les femmes « orientales » et ainsi de suite), mais elles produisent des connaissances que l’on utilisera pour les juger en tant que personnes. Leur position est ainsi à cheval entre l’institutionnel et l’individuel, l’impérial et le domestique.]

Ces compromis entre les voyageuses et les réalités multiples, entre la production et la réception de leurs expériences, créent l’image éphémère d’un monde en train de s’inventer continuellement. Ella Maillart et Annemarie Schwarzenbach témoignent donc des changements et des réactions du monde afghan au milieu du XXe siècle, au seuil de l’époque moderne. Leurs récits de voyage présentent forcément une compréhension caractérisée par son extériorité : étrangères, Occidentales, Suisses, écrivaines, les voyageuses partagent davantage l’une avec l’autre qu’avec les personnes qu’elles rencontrent le long de la route. Pourtant, elles ne se comprennent plus à la fin du voyage, l’une déçue de ne pas avoir sortie sa camarade de sa morphinomanie, l’autre également humiliée de ne pas avoir pu s’en sortir. La fin du voyage à travers l’Afghanistan signifiera la fragmentation des deux êtres, une fragmentation qui s’exprime dans leur rupture ainsi que dans leurs représentations du monde.

Où est la terre des promesses? d’Annemarie Schwarzenbach, qui présente des étapes de ce voyage de la Suisse jusqu’à l’Afghanistan, évoque cette extériorité. C’est après une cure de désintoxication en Suisse que Schwarzenbach entreprend avec Maillart, son aînée de dix ans, ce voyage qui représente pour cette âme tourmentée une sorte de dernière chance de sortir de l’abîme de la morphine[4]. Maigre, fragile, nerveuse, la jeune Schwarzenbach part à la recherche d’une vérité, loin de son propre enfer intérieur.

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Annemarie Schwarzenbach et l’ambassadeur allemand, Iran 1939

Dans leur désir d’exprimer l’ailleurs et l’autre, les textes de son livre indiquent ce refus de soi. Ses observations renvoient au monde extérieur, tout en la plaçant dans la problématique d’une Suissesse en voiture dans les pays lointains. Dans son article « La Steppe », publié pour la première fois dans le journal suisse la National-Zeitung, l’auteur lie l’Afghanistan rêvé à la Suisse familière et connue :

C’était il y a longtemps, huit ou dix semaines, et tous ces événements appartiennent déjà au passé. Pourtant, ils se sont produits au cours de l’été qui se termine en ce moment même à Kaboul, la capitale de l’Afghanistan, et pendant le voyage qui m’a conduite jusqu’ici après m’avoir fait passer par bien des frontières, des villes et des étapes. La plaque des Grisons et la petite croix suisse de ma Ford sont là pour me prouver si besoin est que tout s’est déroulé comme prévu et comme je l’ai consigné dans mon journal intime. (Schwarzenbach 2002, 41)

La vie qui vacille entre rêve et réalité se poursuit métaphoriquement, comme le voyage qui lance vers l’inconnu. Dans tous ses écrits, Schwarzenbach juxtapose la catastrophe personnelle et celle du monde à la veille de la Deuxième Guerre mondiale. La dissolution des mondes intérieur et extérieur affecte tous les textes d’Annemarie Schwarzenbach, mais le voyage en soi offre une lueur d’espoir : « Or le voyage lève un peu le voile sur le mystère de l’espace, et une ville au nom magique et irréelle… devient réelle au moment où nous y mettons les pieds et la touchons de notre souffle vivant » (43). L’espoir, malgré l’hospitalité légendaire et constante des Afghans, n’efface pas l’image tenace d’une jeune femme et d’un monde au seuil de l’abîme.

La fragmentation et l’isolement reviennent comme thèmes dans « Herat, le 1er août 1939 », qui rappelle la fête nationale suisse et le dépaysement des protagonistes. La dichotomie entre l’Europe et l’Asie est soulignée lorsque le seul Européen d’Herat leur demande des nouvelles. Son isolement du monde occidental se lit dans sa quête presque désespérée de nouvelles de l’Europe et de la guerre :

Un jeune Polonais vient nous voir — le seul Européen d’Herat, un ingénieur employé par l’État pour construire routes, ponts et maisons. ‘Avez-vous des journaux ? demande-t-il aussitôt. Savez-vous ce qui se passe dans le monde ?’ Mon Dieu non, nous n’en savons pas plus que lui…Que devient la politique ? C’est justement elle que nous avons fuie ! (72)

Cette idée de fuir la guerre et la catastrophe inévitable de l’Europe hantera Schwarzenbach jusqu'à la fin du voyage. Elle n’arrivera jamais à réconcilier cette fuite avec la paix intérieure recherchée.

La fragmentation de cette identité s’exprime aussi dans la situation particulière de deux femmes seules dans une voiture. Comme le précise Schwarzenbach dans son article « Deux femmes seules en Afghanistan », elles n’ont pas voyagé dans la tradition des Anglais coloniaux :

Pourtant, nous avons voyagé seules, sans boy ni chauffeur, et même sans gentleman. Nous n’avions emporté  ni bouteilles de bière fraîche ni armes à feu, nous comprenions à peine quelques bribes de persan. Nous avons également renoncé à prendre un interprète. Jamais on ne nous a demandé un passeport, jamais on ne nous a réclamé les papiers de notre Ford immatriculée dans les Grisons. (139)

Elles ont voyagé parmi les « vrais » Afghans, et leur voyage dévoile la condition de l’Afghanistan de l’époque, un pays tiraillé entre la tradition et la modernité, pris au piège par l’idée du progrès. Les routes, les écoles et les hôpitaux qui ouvrent la porte à une vie plus occidentale créent des conflits fondamentaux avec les cultures traditionnelles des « tribus », surtout parmi les nomades. Les deux femmes observent ce que Mary Louise Pratt, dans son livre Imperial Eyes, appelle la « zone de contact », « the space of colonial encounters, the space in which peoples geographically and historically separated come into contact with each other and establish ongoing relations, usually involving coercion, radical inequality, and intractable conflict » (1992, 6). [L’espace des rencontres coloniales, l’espace au sein duquel des peuples géographiquement et historiquement séparés entrent en contact les uns avec les autres et établissent des relations coercitives, inégales et conflictuelles.]

Ainsi le voyage, bien qu’il ne soit pas de nature permanente, met en contact des gens qui seraient autrement divisés par l’espace et par l’histoire. L’idée de transculturation amène à considérer comment et jusqu’à quel point une culture peut en absorber une autre : « While subjugated peoples cannot readily control what emanates from the dominant culture, they do determine to varying extents what they absorb into their own, and what they use it for » (Pratt, 6). [Tandis que les peuples soumis ne peuvent aisément contrôler ce qui émane de la culture dominante, ils peuvent néanmoins déterminer à des degrés divers ce qu’ils prennent à ladite culture et ce qu’ils en font.] Ce concept s’applique directement à l’expérience des Afghans en face de nos deux voyageuses : la Ford qui traverse la nouvelle route, une route qui était infranchissable peu de mois auparavant, témoigne d’une société en voie de transformation, d’une société qui choisit son avenir. Schwarzenbach mentionne une hospitalité renommée et invariable, mais qui trahit malgré tout des changements marquants : « À Qaisar, nous passâmes les heures très chaudes de la journée en compagnie de la très digne et aimable épouse du maire et de leurs fort jolies filles ; on avait étalé des tapis à l’ombre des arbres, et la table était mise à l’européenne » (147). La table mise à l’européenne est une indication des transformations subies, une petite confirmation des influences occidentales absorbées dans la culture locale.

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Il n’y a pas que le monde afghan qui soit en voie de bouleversement à l’époque. Dans sa postface, Roger Perret écrit que la technologie devient à la fois la représentation du monde en train de se transformer et le sujet de nombreuses images. Schwarzenbach et Maillart maîtrisent l’appareil de photo et la caméra, à la recherche de telles images :

Bon nombre des photos d’Annemarie ressemblent de façon frappante à certaines séquences des films d’Ella Maillart et semblent prises exactement sous le même angle. Un sujet qui revient sans cesse, c’est ce prodige de la technique - la Ford - au milieu de paysages primitifs, environnée d’autochtones aussi ahuris que si elle était tombée d’une autre planète. La voiture est d’ailleurs bichonnée et entretenue comme un être humain par les deux voyageuses, et ses performances techniques semblent susciter autant d’intérêt que la découverte de paysages extérieurs et intérieurs. (185)

La voiture comme image de l’intrusion frappante de la nouvelle technologie dans la vie des Afghans symbolise l’instabilité qui caractérise la vie et le voyage de Schwarzenbach. Perret note que, même du point de vue professionnel, tout son voyage pousse la jeune écrivaine vers la déstabilisation: « Vivre et voyager. Voyager et écrire. Écrire et vivre. Pendant le voyage en Afghanistan, les frontières entre ces activités devinrent de plus en plus floues » (190).

La fragmentation caractérise son monde intérieur, mais son regard se concentre sur la route qui se déroule devant elle. Bien que la réussite d’avoir porté cette aventure à sa fin à Kaboul soit tempérée par un pacte rompu et par un échec personnel pour les deux voyageuses, Annemarie Schwarzenbach n’offre point d’analyse de son état d’âme. À travers l’image éphémère d’un Afghanistan en pleine transformation, le lecteur ne peut qu’imaginer le désarroi intérieur de l’écrivaine. Annemarie Schwarzenbach crée une image de l’Afghanistan qui montre les paysages désertiques juxtaposés à des oasis d’humanité et d’hospitalité. Cette création d’un espace fragmenté, d’une longue route composée d’arrêts imprévus, reflète sa propre condition fragile.

Dans sa version des faits, racontée dans son récit de voyage La Voie cruelle, Ella Maillart déplace ce regard sur l’Afghanistan et sur autrui. Pour la première fois, son récit explorera les pistes du voyage intérieur, une entreprise qui offre à Maillart une des grandes déceptions de sa vie de voyageuse. Plus linéaire que la série d’articles publiés après la mort de Schwarzenbach, La Voie cruelle aborde les mêmes thèmes et parfois les mêmes questions, mais sous une autre perspective. Maillart exprime le désir d’une paix intérieure loin de la guerre qui menace l’Europe. En même temps, ses observations pendant le voyage à travers l’Afghanistan montrent les coupures et les fissures mises en évidence par Annemarie Schwarzenbach. Maillart part à la recherche d’une réalité constante et consistante avec son désir d’un soi uni. Le voyage confirme pourtant l’impossibilité de cette réalisation et met en question la possibilité d’une vision intégrale du monde, lorsque tout s’écroule.

Les noms des villes, des villages, des montagnes afghans passent devant nos yeux comme une carte détaillée.

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Ainsi, comme dans ses autres récits de voyage[5], Ella Maillart décrit sa route, remplissant les noms mythiques, mais inconnus aux lecteurs, d’une histoire précise. Herat, Haibak, Hindou Kouch, Do-au, Darh-i-Shikari : tous ces noms font partie d’une antienne de l’Afghanistan au seuil de l’époque moderne. Le parcours des voyageuses, autrefois fréquenté par des chameaux, voit passer des camions et leur Ford :

Les chameaux disparaissent, remplacés par des camionnettes ferraillantes et grondantes qui se nourrissent d’un liquide huileux venu de Bakou ou de Birmanie. Les chefs de caravane ne se réunissent plus autour du feu du caravansérail pour écouter des histoires d’un conteur. Le sérail s’est mué en un garage où des chauffeurs habiles passent la nuit à faire des réparations sous leurs machines. (300)

Maillart demande « quel poète chantera les camions d’Asie ? » (301) pour indiquer que la voie traditionnelle appartient au passé, comme les sultans des dynasties d’autrefois. Chaque paysage, chaque rencontre représente un pont entre le passé et le présent, une sorte de confirmation de ce monde en voie de transformation :

Le présent, c’était notre tente grise au pied d’un talus, et notre pelouse dont le vert faisait ressortir le pelage brun-rouge de petites vaches. De l’autre côté de l’eau, deux parois de falaises se rencontraient à angle droit, cannelées, érodées et dentelées en forme de châteaux fabuleux… Sous les flèches du soleil couchant, ces parois devinrent une vision veloutée, une flamboyance provenant d’un monde de légende. (307)

Ce présent n’est pas simplement l’intrusion de la technologie, l’invasion des camions sur la route, mais aussi la situation actuelle des femmes. Cette situation est mise en question par deux femmes qui ne correspondent guère à la description traditionnelle de la femme en Occident. Ella Maillart, connue pour ses voyages solitaires et pour ses exploits sportifs, ne se mariera jamais. Annemarie Schwarzenbach, jeune femme androgyne, est régulièrement prise pour un jeune homme pendant tout le trajet. Pour Maillart, les femmes voilées de l’Afghanistan sont aussi incompréhensibles que sa compagne toxicomane :

Nous croisions parfois quelques-unes de ces femmes ‘dissimulées’ — silhouettes en linceul guidant leurs pas grâce au petit ‘guichet’ ou treillis brodé devant leurs yeux. Lorsqu’on est en automobile, elles sont un danger public car elles ne voient presque rien et entendent encore moins. (237)

Cette description des femmes comme obstruction à la route souligne l’incompatibilité entre la technologie automobile et l’Afghanistan de 1939. Elle montre aussi la vraie distance entre les voyageuses et les femmes afghanes.

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La Voiture, Afghanistan 1939

Cette distance est parfois franchie par des rencontres imprévues. Malgré le manque d’une langue commune, les femmes partagent un sens identique du bonheur :

des femmes vinrent à nous, inoubliables dans leur vêtements rouge sombre, sous leurs draperies noires. Nous questionnant et nous inspectant mutuellement, nous nous amusions lorsqu’un homme arriva qui essaya de congédier nos nouvelles amies. Nous nous liguâmes toutes contre lui et de grands rires accueillirent ma remarque que les femmes peuvent bien se passer des hommes ! (302)

Ces visions des femmes apparaissent tout au long du texte, et marquent le récit d’Ella Maillart. Son regard sur les femmes caractérise ses observations et nous montre un monde interdit aux hommes.

La représentation des femmes en tant qu’autres n’est pas limitée aux femmes afghanes. Au contraire, une grande partie du récit de Maillart se livre à la recherche de la compréhension de l’autre sous la forme de sa compagne de route. Maillart fait un pacte avec Annemarie Schwarzenbach, connue comme Christina dans le récit, qu’elle ne rompra pas facilement. Elle est convaincue de pouvoir et de devoir aider Schwarzenbach à sortir de la drogue, malgré la difficulté de la tâche et l’avis des autres:

Pendant ce séjour londonien, j’habitais chez Irène, qui avait rencontré Christina à Téhéran en 1935. Selon elle, j’étais malavisée de partir avec une telle compagne : je n’attendrais jamais Kaboul et pas davantage l’Iran. Lui affirmant qu’elle se trompait, j’essayais de la persuader que je connaissais l’« ange déchu » mieux qu’elle. Au fond de moi-même, j’étais convaincue d’atteindre mon double but, soit aider mon amie et arriver à Kaboul. (35)

L’idée d’un échec ne traverse jamais l’esprit de la voyageuse déterminée. Cette résolution sans failles, son incapacité d’admettre une faiblesse insurmontable chez son amie, assureront la réussite de la traversée de l’Afghanistan, mais provoqueront aussi la récidive de Christina dans la drogue.

En effet, l’attitude morale[6] prise par Ella Maillart condamne Christina à faillir. Ce voyage vers une compréhension intérieure révèle que Maillart ne pourra point réussir tout ce qu’elle entreprend. Même sa volonté de fer ne pourra empêcher la rechute de son amie. Comme elle le remarque une fois arrivée à Kaboul : « L’affection que je lui portais ne suffisait plus à m’inspirer la conduite à suivre. Bien au contraire, je croyais l’exaspérer et je me demandais si je ne devais pas la laisser en paix. Elle ne voulait pas admettre qu’elle fût malade » (350). L’exaspération de Maillart se traduit par un retour à la morphine pour Annemarie Schwarzenbach. Le voyage à Kaboul ne servira pas à libérer la jeune écrivaine de la drogue. Pour la première fois de sa vie, Maillart se reconnaît vaincue :

Pendant tout mon séjour à Kaboul, une légère gêne se fit jour en moi. Ce n’est que des mois plus tard que je pus l’exprimer en me disant : « J’ai failli envers Christina. » Selon notre pacte, il était clair que je ne devais jamais la laisser seule, quoi qu’il pût arriver. Mais l’intensité de mon désir de l’aider avait gâché mon intention. Cette intensité comportait une sorte d’effort qui m’avait fatiguée.

La rupture du pacte, la séparation des deux voyageuses confirme la fragilité de l’autre et de soi. En même temps, cette séparation reflète la fragmentation du monde occidental et du monde afghan de l’époque : Annemarie Schwarzenbach quittera Ella Maillart et l’Afghanistan pour devenir journaliste en Afrique, engagée dans la cause des Alliés. Ella Maillart continuera son chemin jusqu’en Inde pour poursuivre le voyage intérieur. Le voyage à la recherche d’un ailleurs mythique et élusif se termine, remplacé par une réalité fragmentée et précaire.

La conclusion du voyage, c’est-à-dire l’arrivée à Kaboul, signale non seulement la fin d’un rapport et d’une quête, mais la fin d’une époque. Le mythe de l’innocence disparaît pour toujours : l’Europe se précipite dans la guerre, l’Afghanistan se lance dans une confrontation longue et complexe avec deux grandes puissances, et Ella Maillart dit adieu à sa compagne. Annemarie Schwarzenbach mourra trois ans plus tard, suite à un accident de vélo dans des circonstances non élucidées. Leurs ouvrages affirment le présent d’un Afghanistan qui oscille entre Occident et Orient, entre guerre et paix. Nos deux voyageuses dévoilent à leurs lecteurs et lectrices une route et des cultures peu connues ; elles ne partent pas à la recherche d’une conquête, mais à la recherche d’une paix élusive sinon illusoire. Leurs récits témoignent donc d’une approche féministe du voyage, en même temps qu’ils présentent un monde au seuil de l’âge postmoderne.

Sara Steinert Borella

Notes de pied de page

  1. ^ Voir dans la critique féministe et anglophone Linda McDowell (1999), Doreen Massey (1994), Sara Mills (1991, 1994) et Mary Louise Pratt (1992).
  2. ^ Merci à mon collègue Patrick Saveau pour les traductions en français des citations.
  3. ^ Ella Maillart publia La Voie cruelle en anglais (The Cruel Way, London, Heinemann, 1947) pendant son séjour en Inde, avant de le traduire en français quelques années plus tard (Geneva, Jehebar, 1952). Les récits de la collection Où est la terre des promesses? (Lausanne, Payot, 2002), qui recueillent des articles publiés par le NZZ et d’autres journaux presque soixante ans après la mort de Schwarzenbach, sont traduits de l’allemand Allewege sind Offen: Die Reise nach Afghanistan (1939-1940) (Basel, Lenos, 2000) par Dominique Laure Miremont.
  4. ^ Voir chapitre cinq de mon livre The Travel Narratives of Ella Maillart pour une analyse approfondie du rapport complexe entre les deux voyageuses.
  5. ^ Voir, par exemple, Des Monts célestes aux sables rouges (1932) ou Oasis interdites (1937).
  6. ^ Pour une analyse plus approfondie du rapport entre Ella Maillart et Annemarie Schwarzenbach, voir The Travel Narratives of Ella Maillart.

Référence électronique

Sara STIENERT BORELLA, « LA VOIX DES FEMMES EN AFGHANISTAN », Astrolabe - ISSN 2102-538X [En ligne], Septembre / Octobre 2008 ITINÉRANCES FÉMININES, mis en ligne le 03/08/2018, URL : https://www.crlv.org/articles/voix-femmes-en-afghanistan