NOTES SUR PIERRE CHRISTIN

Notes sur Pierre Christin
Scénariste de l'afrontière

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D'histoires progressistes en scénarios fantasystes, Pierre Christin innerve la bande dessinée, francophone de langue et cosmopolite d'esprit, depuis le milieu des années 1960. Outre les aventures spatio-temporelles de la série Valérian agent spatio-temporel, récemment rebaptisée Valérian et Laureline (juste correction qui gomme cependant une longue et tendre ironie à l'endroit d'un protagoniste volontiers faillible) et dessinée par Jean-Claude Mézières, Christin aura collaboré avec Enki Bilal, Jean Vern et quelques autres, parfois dans l'uchronie, souvent dans l'histoire alternative, toujours dans la B.D. de voyage.

Ses espaces-temps imaginaires, mais toujours plus ou moins référentiels, jouent sur une accumulation verbale et visuelle fréquemment géographique : dans le space opera ou le récit d'aventures, Christin mobilise nombre de toponymes, d'ethnonymes ou de gentilés, ou renvoient à un espace d'origine par connotations plus ou moins identifiables. Typiquement, les personnages de Valérian relèvent d'un exotisme fondamental, habitants d'un ailleurs ou étranger le traversant. Lui-même voyageur, Christin a ramené de ses deux tours du monde ou d'expéditions en Europe de l'Est, nombre de photos et documents qui sont autant des (res)sources pour ses histoires que des suggestions pour ses collaborateurs dessinateurs. La traversée d'espaces s'accompagne, dans la S.-F. comme en escapade[1], d'une xénophilie fondamentale, qui incite à la collecte mémorielle et/ou matérielle d'images et impressions. Une idée, c'est-à-dire une « chose vue » ou entendue, déclenche d'abord une vision, en amont du récit : la réunion de dignitaires du bloc communiste près de la frontière russo-polonaise, dans Partie de chasse (1983), est née d'une anecdote recueillie par Christin, puis de son coup de téléphone à Bilal qui dès cet instant, et à distance, pouvait créer des images. Le fil narratif semble autant rapprocher les protagonistes, co-habitants hétéroclites d'un livre-opéra, qu'une planche, voire une case, parvient à les juxtaposer et mettre en relation. Au reste, si Christin scénarise des B.D., il recourt aussi au récit illustré, frôlant l'essai ou la chronique, jouant en fait de la plasticité de la relation de voyage, par exemple dans des recueils au format « italien », les Correspondances de Pierre Christin.

Polyphonies orchestrées et accumulations composites de figures variées, une bande dessinée scénarisée par Christin, c'est souvent une géodésie animée, un « partage de la Terre » condensé in-folio. Une manifeste tendance à l'atlas sélectif se mêle à un goût ancien pour le fait-divers, objet d'une thèse universitaire, chez un Christin aimant à réunir ou confronter des individus ou des évènements sans liens a priori. Il y a du collectionneur de collectifs chez un écrivain ne niant jamais les frontières, mais les faisant très consciemment (outre)passer à ses personnages, brigade internationale reconstituée (Les Phalanges de l'ordre noir, 1979) ou marins disséminés dans une dizaine de ports européens (Lady Polaris, 1986). Des langues se croisent sans utopiquement se mêler, telles rencontres fugitives servent souvent surtout de relais : nulle synthèse supranationale, mais le sentiment aigu que la définition souveraine de la frontière s'estompe en notre temps, dans l'U.E. ou ailleurs, sans disparaître réellement tout à fait dans l'interdépendance ou les échanges d'un « système-monde »[2].

C'est pourquoi l'on proposera de parler d'« afrontière », associant un alpha privatif au ad latin de transit et de trajectoire. Amas globalisateurs de créatures ou de portraits d'hier à demain, les bestiaires et galeries de tableaux de Christin offrent au fil des albums, souvent des pages d'un seul d'entre eux, des parataxes dialectiques d'individus toujours un peu expatriés et d'espaces territorialisés, mais littéralement sans absolues limites.

***

« Le pavillon était panaméen, l'affréteur lituanien, le capitaine indonésien, l'équipage srilankais, la cargaison tchèque, le destinataire géorgien, tout le monde mutique et l'odeur infecte »[3].

L'équipage bigarré, ressource de moult wild bunches car propice aux disputes subtiles et bagarres faciles, s'avère un schéma fréquent et significatif du scénariste Christin, dans des récits dessinés particulièrement politisés comme dans les aventures spatiales de Valérian et Laureline. Source de polyphonie, au sens de Bakhtine caractérisant le « phénomène pluristylistique, plurilingual, plurivocal »[4] pour lui à la base de la création romanesque, l'assemblage composite d'une équipe disparate complique et dialectise une relative et nécessaire unité d'action, ossature tenant l'ensemble de ces voix, rivales et/ou complices. Quelques mots en anglais, mais aussi en russe, signaleront, assez traditionnellement, l'altérité langagière du personnage. Plus subtilement, dans le moindre épisode de Valérian, le contour des phylactères, ou bulles de parole, fera voir, entendre donc, l'idiome étranger ou l'accent.

Cette individualisation par le parler, non-systématique pour ne pas brouiller toute lisibilité, tend à traduire visuellement le disparate d'une bande, l'aventure spatiale relevant toujours un peu de l'expédition maritime, c'est-à-dire d'un imaginaire, au reste assez réaliste, du bateau-babel. Du « Lady Polaris » à l'astronef made in Galaxity, le bâtiment, ou le vaisseau, fait cohabiter individus et identités par-delà les frontières linguistiques – ou pas : l'incommunicabilité s'impose parfois, silences hostiles ou absences de (terrains) de rencontre. En deçà de son hypothétique atlas, l'univers actuel ou futur, trouvera, idéalement seulement, son microcosme, voire son arche, dans le véhicule flottant dans l'espace et il semble bien souvent que dans l'esprit de Christin, « exote »[5], c'est-à-dire ouvert au divers, tout habitant du ciel ou de la terre y trouve potentiellement sa place. Acmé de cette logique cosmopolite, l'insituable Point-Central[6], station interstellaire jamais finie et impossible à cartographier, lieu improbable et vaguement onusien de rencontres tendues entre civilisations qui y jouissent toutes d'une « cellule » théoriquement inviolable. Mais quoi de plus incertain qu'une frontière dans un espace imaginé infini ?

« Ces lieux troubles où finit un monde et où commence un autre ont toujours attiré l'ambiguïté »[7].

Près des frontières proclamées ou revendiquées, lignes tracées de souverainetés délimitées, se massent volontiers telles menaces géopolitiques ou, plus concrètement encore, des peuples irréductibles aux définitions territoriales trop tranchées. Christin, entre une allusion à l'Ukraine soviétisée de Tchernobyl et une autre à la détente entre Ouest et Est, se plaît à montrer son agent spatio-temporel aidé par un Sâme[8], ethnonyme non-dépréciatif désignant les Lapons (terme scandinave), habitants d'une zone courant du nord de la Norvège à la Russie. Ou comment quelques cases de B.D. esquissent un « voyage au bout de l'Europe »[9] riche de cultures au pluriel dépassant les seuls États-nations…

Les personnages de Christin ne cessent de traverser des check-points, telle Léna la voyageuse vengeresse, ou de ne pas s'installer dans des zones-tampons, comme les deux auteurs enquêtant de port en port dans Lady Polaris, de quartier en quartier dans Los Angeles. Mitteleuropa ou Etats-Unis, tous les lieux composites, à la limite tous les noms composés s'avèrent propices à la mise en évidence d'une frontière expérimentée comme limes fluctuent et pore d'un espace par ailleurs administré. La frontière existe, indéniable et parfois redoutable, mais elle ne dit pas tout de l'esprit de l'afrontière, but perpétuel à atteindre-franchir pour le voyageur nécessairement en transit, ou aperture permise un temps entre des étrangers qui sauraient se (re)connaître.

Dans Partie de chasse, les représentants des « pays frères », expression qu'on sait d'une ironie terrible, se comprennent dans le souvenir des oppressions subies et des trahisons commises. Et, comme de juste, c'est au plus près de la frontière soviétique qu'ils essaieront de tuer leur ours…

« Ceux qui ont double nature et double langage se retrouvent souvent là »[10].

Question d'équilibre, aussi : on n'est finalement jamais seul soi-même, d'un point de vue narratif ou identitaire. Comme le dit Tzvetan Todorov, « L'homme ne possède pas de territoire intérieur souverain, il est entièrement et toujours sur une frontière »[11]. Plus ou moins métissé, ou simplement (et nécessairement) voisin d'un autre, le personnage de Christin, s'il « corporéifie » [12]une culture notamment géo-historique, n'ignore pas le prochain ni le lointain. L'ancien brigadiste devenu agent du Mossad israélien se souvient de ses amis allemand ou irlandais (Les Phalanges de l'ordre noir), le très français Monsieur Albert a des correspondants dans le monde entier, utile ressource pour les aventures internationales, non moins que spatio-temporelles, de Valérian et Laureline. Plus encore, ce personnage se souvient : nombre de mémoires vives, chez Christin, pour qui l'espace et le temps semblent bien deux a posteriori fondamentaux de la conscience, deux immensités pas si délimitées qu'il y paraît pour un esprit suffisamment ouvert. Espionnage et croisières galactiques sont le pré-texte d'aventures entremêlées de références, signes et allusions à une Histoire bien terrienne, nôtre à tous égards.

De là peut-être aussi cet intérêt persistant de Christin pour le fait divers : Cœurs sanglants juxtapose plus d'une trentaine d'articles insolites ou morbides, comme un panorama de presse de Lisbonne à Belgrade, via New York – et, partout, des histoires de cœurs bien vivants, mais subissant des arrachements fort concrets, résonance souvent d'un passé qui passe mal. Le temps ne semble pas bien connaître les illusoires délimitations d'une chrono-logie : l'afrontière concerne aussi l'histoire, toujours grande ET petite, qui de chaque moment fait des échos, allers et retours.

« Un cœur en vadrouille on ne sait où »[13].

L'espace, science-fictionnel ou terrestre, c'est la zone. Chez Christin, on outrepasse nombre de barrières pour déboucher, souvent, dans un no man's land ou un terrain vague. Paroxysme de l'afrontière, la curieuse nébuleuse de Nerfafalen, aux « frontières floues », à la « matérialité sujette à caution » et l'« histoire hypothétique »[14]. La création d'univers, romanesque et/ou visuelle, n'exclut pas l'estompage des microcosmes suscités, ni même leur propre effacement, porte ouverte aux mondes parallèles. Au reste, de la ceinture d'astéroïdes au périphérique parisien, c'est une même errance, entre des frontières qui semblent bien plus être des « faits sociaux qui prennent une apparence spatiale »[15], comme l'écrivait Simmel, que l'inverse. Au fil de leur enquête, dans Los Angeles, les deux auteurs-reporters mesurent combien le milieu ultra-urbain génère mieux qu'un autre d'imperméables frontières, par exemple entre le Downtown et Venice. Les personnages de Christin, chargés historiquement, comme on le dirait de l'électricité, voire allégoriques tant ils incarnent leurs origines, manifestent des identités et des chronotopes qui ne les dépassent pas, mais les informent au sens philosophique du terme. L'artifice est évident, revendiqué, lourd si l'on veut, mais alors du poids d'histoires collectives qui se trouvent ici un visage, une figure. Au-delà de la perspective marxienne de l'individu défini comme un ensemble de déterminations, les rides profondes d'un Tadeusz Boczek dessiné par Bilal dans Partie de chasse, racontent déjà ses trois vies et ses trois morts, toutes cicatrices d'une histoire polonaise traversée par la Shoah, les répressions du POUP et la campagne antisémite de 1967.

Manque de repères et de certitudes, puissante impression de trahir ou être trahi : les acteurs de l'Histoire se situent bien eux aussi dans un « on-ne-sait-où ». Quand, et où, l'Europe centrale a-t-elle dû admettre spectaculairement ou non un joug soviétique refusant toute affirmation trop indépendante de soi ? C'était à Budapest, en 1956, ou à Prague, douze ans plus tard – à moins que déjà, et bien plus tôt, en Roumanie… Dans les collines enneigées de Królówka, discours politiques et personnels se mélangent tout comme les repères des uns et des autres semblent se fondre dans une commune condition de génération (révolutionnaire) perdue. Partie de chasse dessine un univers d'afrontière géopolitique, dans lequel un geste violent seul semble pouvoir donner l'impression de se comporter en « vrai internationaliste »[16]. A l'heure actuelle[17], si Christin récuse manifestement toute idée de fin de l'histoire, libérale ou messianique, il fait errer ses héros spatio-temporels dans un « Grand Rien » n'excluant aucun « quelque part »…

« Le charme indéfinissable des grandes villes portuaires »[18].

Il y a les stations interstellaires, de Point-Central à Port-à-gouffre[19], il y a tous ces havres ponctuant les côtes, terre forcée de finir. Le port, point d'arrivé et de départ n'est que temporairement refuge dans l'itinéraire ou la fugue. Crasseux comme il se doit, et franchement chaleureux parfois, les ports attirent les personnages (et leurs auteurs) en équipée. Leur porosité, internationale ou intermittente, en fait des « je-ne-sais-quoi », des « je-ne-sais-où » pour leurs multiples passants. Chaque album ou roman graphique de Pierre Christin semble la collection à juste titre improbable et provisoire d'individus-mondes qui se croisent le temps d'une narration elle-même soluble dans les univers qu'elle évoque et traverse.

Le livre se fait ainsi, en puissance et en acte, passeport, ce papier d'identité permettant de parcourir des espaces fermés ou filtrants. De Liverpool à Gênes, en passant par la Baltique, le tour d'Europe de l'Ouest se fait par les ports, circuit ouvert des évocations de villes, quartiers ou bourlingueurs tenu par un fil narratif qui relève un peu du MacGuffin[20] hitchcockien, le nom suggestif d'une femme et d'un navire, Lady Polaris. Objet d'une recherche, trace d'une disparition, une femme, plus rêvée que réelle peut-être (sans doute ?), déclenche une investigation dont l'album sera le compte-rendu composite, images et textes.

Cet assemblage se complète, dans Los Angeles, des photos qui s'avèrent être, matériellement même, le support des dessins. Chaque cliché révèle l'escale, station bistrot ou bas-côté de la voie, et relève du souvenir encadré, format page ou vignette. La photo, pièce préparatoire et génétique, dans cet album avouée, et même montrée, se situe bien entre « hasard » et « volonté »[21], comme la caractérise Youssef Ishaghpour, dans un entre-deux du geste mécanique et mimétique, insituable frontière qui semble finalement se résoudre en son propre contraire, une afrontière esthétique.

« C'est ça voyager… se souvenir des choses qu'on a vues avant »[22].

Le profond mariage entre ses textes et les images de ses illustrateurs, qui peuvent d'ailleurs imposer une image avec laquelle l'écrit doit typographiquement composer, fait des livres de Christin des œuvres difficiles à classer lorsqu'elles ne relèvent pas ouvertement de la nouvelle ou de la B.D. Le choix même de ce que l'on nomme parfois le neuvième art se situe entre une littérature passablement réprouvée et le livre d'images pour ceux, pense-t-on encore, qui ne lisent plus ou pas très bien. La bande dessinée, comme l'a écrit lui-même Christin, relève des arts « suburbains et métissés », avec le cinéma et le jazz notamment, et apparaît comme l'« une des rarissimes formes de lecture interâge, interclasse »[23].

Art d'une afrontière de temps à autres redécouverte (Christin mentionne sa fonction de « ligne Maginot » dans le combat même institutionnel pour la lecture), la B.D. accueille largement, et les souvenirs, et les allusions à l'actualité. Le scénariste expose très scientifiquement sa pratique :

Avec Jean-Claude [Mézières], on a fait un voyage magnifique dans le delta du Danube, et je voulais absolument le caser dans Par des temps incertains [« Valérian », n° 18]. C'est facile, y a qu'à passer habilement du XXXVe siècle au delta du Danube. Mélanger les ingrédients, j'aime ça. C'est comme faire la cuisine[24].

Et telles choses vues ont la mémoire dure, puisque l'on retrouve à l'évidence les mêmes pélicans mitteleuropéens prenant leur envol dans Le Long Voyage de Léna[25] : clins d'œil de dessinateurs, persistance d'un cliché de voyage, signe vaguement allégorique ? Hors narration, l'image indique un ailleurs au sein même du livre. Ces relations de voyage naviguent entre la proximité de « la trace » et l'éloignement de « l'aura »[26], comme le notait Walter Benjamin, penseur flâneur peut-être pas sans parenté avec l'aimable Monsieur Albert de « Valérian »…

« Nous avons roulé longuement dans des paysages qui me rappelaient ceux de mon enfance. C'était comme un voyage dans le passé »[27].

Des nouvelles réunies sous le titre Le Futur est en marche arrière à une B.D. peu connue comme La Maison du temps qui passe, on sent combien la mémoire de l'espace trouve son nécessaire pendant pour l'écrivain Christin dans les coupures et collages temporels. Nul hasard, alors, que son héros le plus célèbre soit un agent spatio-temporel : dans la science-fiction, analyse Daniel Riche, « l'espace devient un continuum espace-temps »[28]. Les carrefours ne sont donc pas que géographiques, mais bien aussi historiques, pour des personnages hantés et marqués par les strates d'un passé lourd à porter, toujours poreux d'un destin collectif qui par définition les dépasse et les agrège.

Nombre de fantômes, entités entre la vie et la mort, chez Christin, de l'ancien étudiant gauchiste passionné par la magie médiévale (le témoin-factotum des « Légendes d'aujourd'hui ») à Laurie Bloom (la star disparue, dont le nom et les origines font par ailleurs écho à nombre d'égarés de l'Histoire, sans oublier l'odyssée selon Joyce). Significatifs, les « grands sauts » dans l'espace-temps d'un « Valérian » : la matière s'irradie, en un noir et blanc géométrisant, le temps (et l'espace) d'une simple et souvent modeste case. Le temps ne connaît de frontières qu'artificielles et rétrospectives, repères ou brisures jamais si nets qu'on aimerait le penser, et la mémoire, amas d'images et nébuleuse de faits, se fait partout présente.

« Quand j'arrive dans une ville, je commence par visiter les banlieues. Après, je fais le zoo et éventuellement, si j'ai le temps, les musées »[29].

Dans ce règne de l'afrontière, borne-marque visée et situation impossible à trouver, un certain chaos ne disparaît jamais. Comme chez Hésiode, l'ordre n'anéantit pas le désordre, il compose avec lui, au mieux se superpose à lui. Le voyageur observe les capharnaüm, le scénariste les balise le temps d'un livre-montage. Au-delà de « l'art séquentiel » qui définit pour Will Eisner la bande dessinée, les images oscillent entre le strip, la pleine-page et moult autres arrangements possibles avec le texte. La mise en pages des romans graphiques, concertée dans l'aléatoire, traduit l'espace fragmenté qu'a (entre)vu le voyageur, nécessairement passant, à moins de se fixer, et de ne plus jouir alors du regard limité de l'itinérant. Comme le notait Louise Merzeau, « le rythme propre du voyage trouve ainsi une expression optique originale, qui incite à appréhender l'élément textuel comme une donnée graphique »[30] et induit à plusieurs « sens de lecture ». Lady Polaris ne se lit pas qu'au fil d'une enquête, vaine d'ailleurs, à l'instar du cul-de-sac de Los Angeles, mais aussi au gré des quartiers portuaires plus esquissés que décrits, et à tous les sens du terme : les images, suggestions fortes d'univers socio-culturels, dépassent largement l'illustration pour assumer et « dépasser les limites imposées à la bande dessinée par la contradiction du linéaire et du fragmentaire »[31].

Au reste, Christin a lui-même pu se comparer aux grands voyageurs rapportant des descriptions des créatures extraordinaires pour que des artistes leur donnent une apparence. Cette dimension collective du travail permet à un scénariste « grand collectionneur »[32] et archiviste de faits et d'images, peut-être dans une certaine hantise de la destruction, de mieux déballer sa bibliothèque, hétéroclite ô combien, entre ordre et désordre du temps et de l'espace.

« Toutes les matières y sont enseignées. Une par étage, et à chaque nouvelle discipline qui se crée, on rajoute un étage »[33].

Empire des milles planètes, Cercles du pouvoir sur la planète Rubanis, cellules innombrables au sein de Point Central, l'accumulation d'espaces dans l'Espace infini, entrouvert par l'espace fini d'un album de la série « Valérian », relève de la structure imaginaire récurrente. A chaque figure d'enfermement (et les huis-clos comme parenthèses du monde, non moins que les utopies insulaires de plus en plus souvent suspectes chez Christin, semble-t-il, sont nombreux), répond une insaisissable multiplicité. Chaque frontière s'avère poreuse, toute totalité ouverte. Il faut par exemple attendre la trois cent soixante douzième créature-mémoire de la très stratifiée planète Solum pour que Laureline apprenne une anecdote décisive dans sa quête polarisée autour des quatre éléments[34].

C'est dire que la confusion (organisée) règne dans une réalité chaotique en ses fondements mêmes, que la première logique demeure celle de l'énumération, voire l'accumulation : Mézières a coutume de souligner la complexité des dialogues de Christin, à dix voix parfois, qu'il faut faire tenir en la page. Cette polyphonie densifiée, qui fait de Christin une sorte de librettiste d'opéra, n'est pas sans rapport avec l'onomastique à la fois référentielle et décalée des histoires : la planète Syrte semble autant faire écho à une région libyenne plutôt méconnue qu'à des rivages romanesques célèbres, Inverloch incarne la toponymie écossaise tout en étant une ville australienne, quant à « Valérian », le nom du protagoniste à venir, il renverrait à l'Europe centrale…

Méfiant à l'endroit du prêt-à-penser globalisateur, Christin joue avec les astéroïdes et les exoplanètes[35], les amas stellaires et les nébuleuses. Se tenant « sur » les frontières, soit l'immatérialité même de séparations problématiques, le scénariste est « un pont »[36], selon l'expression de Vernant, lisible en dernière page d'un livre et en tête d'une passerelle européenne entre Strasbourg et Kehl. Les listes de noms, l'accumulation d'images complémentaires et possiblement contradictoires bousculent la narration au point que la Terre ait (au moins) deux « trames » possibles[37]. Entre Leibniz et un certain quodlibet à venir[38], à partir de bribes de toute la mémoire du monde, Christin n'est pas si loin du cerveau anonyme re-créateur d'univers, ambiguïté comprise et très consciente, qui opère dans des « terres truquées »[39]. Des mondes possibles, observables par un Théodore et concevables par un metteur en scène, tel serait un autre des traits de l'esprit de l'afrontière, mouvance entre réel impossible à rendre et fiction pas si menteuse. A l'issue d'un livre écrit par Christin, où le dessin a pu sortir de la marge (fait de plus-que-style récurrent dans les « Valérian »), nombre d'histoires esquissées trouveront des échos ailleurs. Album-escale, port libre ou porte ouverte – open opus : une afrontière, constat d'universelle porosité et constant mouvement vers la (re)connaissance de l'autre (et de l'autre chose). Et si le « tout » échappe, tout semble « quelque part, là-derrière »[40].

Nicolas Geneix

Notes de pied de page

  1. ^ Pierre Christin, entretien avec Frédérique Pelletier, Mégabulles, 2004, p. 9.
  2. ^ Groupe Frontière, Christiane Arbaret-Schulz, Antoine Beyer, Jean-Luc Piermay, Bernard Reitel, Catherine Selimanovski, Christophe Sohn et Patricia Zander, « La frontière, un objet spatial en mutation. », EspacesTemps.net, Textuel,29.10.2004 http://espacestemps.net/document842.html.
  3. ^ Pierre Christin et André Juillard, Le Long Voyage de Léna, Dargaud, coll. Long Courrier, 2006, p. 26 (planche 24).
  4. ^ Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman (1975), Paris, Gallimard, coll. Tel, 1978, p. 87.
  5. ^ Selon le mot de Segalen, Essai sur l'exotisme (notes datées de 1904-1918), Paris, Fata Morgana, 1978.
  6. ^ Pierre Christin et Jean-Claude Mézières, L'Ambassadeur des ombres, « Valérian », n° 7 (et suivants), Paris, Dargaud, 1975.
  7. ^ Pierre Christin et Jean-Claude Mézières, Sur les frontières, "Valérian", n° 14, Paris, Dargaud, 1988, p. 42 (planche 40).
  8. ^ Ibid., p. 25 (planche 23).
  9. ^ Karl-Magnus Gauss, Voyages au bout de l'Europe, traduction Valérie de Daran, Paris, L'Esprit des Péninsules, coll. De l'Est, 2003. Ce reportage propose cinq escales parmi des populations européennes "intérieures" et non-souveraines, Sorabes, Aroumains, Séfarades de Sarajevo, habitants de la Gottschee et Arberèches de Calabre.
  10. ^ Pierre Christin et Jean-Claude Mézières, Sur les frontières, op. cit., page 42 (planche 40).
  11. ^ Tzvetan Todorov, Mikhaïl Bakhtine, le principe dialogique, Paris, Seuil, 1981, p. 148.
  12. ^ Mot forgé par Flaubert, et fréquent sous sa plume.
  13. ^ Pierre Christin et Enki Bilal, Cœurs sanglants et autres faits divers, Paris, Dargaud, 1988, p. 52.
  14. ^ Pierre Christin et Jean-Claude Mézières, Sur les frontières, op. cit., page 51 (planche 49).
  15. ^ Georg Simmel, Sociologie - Études sur les formes de socialisation, Paris, PUF, 1999, p. 607.
  16. ^ Pierre Christin et Enki Bilal, Partie de chasse, Paris, Dargaud, 1983, p. 80 (planche 78).
  17. ^ Pierre Christin et Jean-Claude Mézières, L'Ordre des pierres, « Valérian », n° 20, Paris, Dargaud, 2007, p. 48 (planche dernière, 46).
  18. ^ Pierre Christin et Jean-Claude Mézières, Lady Polaris, Paris, Autrement, 1986, réédition Casterman, 2007, p. 85.
  19. ^ Pierre Christin et Jean-Claude Mézières, Au bord du Grand Rien, « Valérian », n° 19, Paris, Dargaud, 2004.
  20. ^ Selon le mot-joke d'Hitchcock, ressort dramatique paradoxal dans nombre de ses films : « Deux voyageurs se trouvent dans un train allant de Londres à Édimbourg. L'un dit à l'autre : « Excusez-moi Monsieur, mais qu'est-ce que ce paquet à l'aspect bizarre que vous avez placé dans le filet au-dessus de votre tête ? — Ah ça, c'est un MacGuffin. — Qu'est-ce que c'est un MacGuffin ? — Eh bien c'est un appareil pour attraper les lions dans les montagnes d'Écosse — Mais il n'y a pas de lions dans les montagnes d'Écosse. — Dans ce cas, ce n'est pas un MacGuffin » ».
  21. ^ Youssef Ishaghpour, Grèves, rocs et mer, Tours, Farrago, 2006, p. 111.
  22. ^ Pierre Christin et Jean-Claude Mézières, Otages de l'ultralum, « Valérian », n° 16, Paris, Dargaud, 1996, p. 6 (planche 2).
  23. ^ Pierre Christin, « Bande dessinée : une exception culturelle française », Frankfurter Rundschau, octobre 2000.
  24. ^ Propos recueillis sur le site de Jean-Claude Mézières : http://www.noosfere.org/mezieres/pages/extras/abc/lettreswxyz.htm
  25. ^ L'on peut comparer la case 2 de la page 20 (planche 18) de cet album récent avec la non-case 1 de la page 37 (planche 33) dans Par des temps incertains. Au reste, l'animal apparaît au moins dès Partie de chasse (page 64, planche 62, case 2), via la mémoire d'un Roumain…
  26. ^ Walter Benjamin, Le Livre des Passages, édition dirigée par Rolf Tiedemann, Paris, Cerf, 1989, p. 464.
  27. ^ Pierre Christin et André Juillard, Le Long Voyage de Léna, op. cit., p. 16 (planche 14).
  28. ^ Daniel Riche, "Le Thème du voyage dans l'espace au cinéma et dans la bande dessinée", http://sf.emse.fr/AUTHORS/DRICHE/dr-vs.html
  29. ^ Propos recueillis sur le site de Jean-Claude Mézières : http://www.noosfere.org/mezieres/pages/extras/abc/lettreswxyz.htm
  30. ^ Louise Merzeau, « Une nouvelle forme de livre illustré : le roman graphique », Littérales, n° 9, Paris X, 1991.
  31. ^ Ibid.
  32. ^ Du titre du premier des sept courts récits réunis dans le hors-série « Valérian », Par les chemins de l'espace, Paris, Dargaud, réédition 1997.
  33. ^ Pierre Christin et Jean-Claude Mézières, Otages de l'ultralum, op. cit., page 32 (planche 28).
  34. ^ Pierre Christin et Jean-Claude Mézières, Métro Châtelet – Direction Cassiopée, « Valérian », n° 10, Paris, Dargaud, 1980, p. 26 (planche 24).
  35. ^ Explicitement mentionnées dans L'Ordre des pierres, op. cit., p. 29 (planche 27).
  36. ^ Jean-Pierre Vernant, La Traversée des frontières, Paris, Seuil, 2004, p. 302.
  37. ^ Depuis le volume Les Foudres d'Hypsis, Paris, Dargaud, 1986…
  38. ^ Giorgio Agamben, La Communauté qui vient – Théorie de la singularité quelconque, 1990.
  39. ^ Pierre Christin et Jean-Claude Mézières, Sur les terres truquées, « Valérian » n° 8, Paris, Dargaud, 1977 – à certains égards, l'art poétique de la série.
  40. ^ Jan Skácel, cité par Milan Kundera, L'Art du roman, Paris, Gallimard, 1986, p. 138.

Référence électronique

Nicolas GENEIX, « NOTES SUR PIERRE CHRISTIN », Astrolabe - ISSN 2102-538X [En ligne], Janvier / Février 2009, mis en ligne le 03/08/2018, URL : https://www.crlv.org/articles/notes-pierre-christin