De la géographie populaire aux premières chorographies françaises (XIIIe-XVIe siècles)

Dans la France des XIIIe-XVIe siècles, la géographie n’est pas autonome comme discipline scientifique ou comme genre. Les géographes classiques traitent d’autres espaces que la France : les Français ignorent-ils donc la géographie de leur espace proche ? Si on se penche sur les sources littéraires, on se rend compte qu’elle est un centre d’intérêt assez commun. Dans Géographies. Ce qu’ils savaient de la France (XIIe-XVIe s.), j’ai essayé de prendre en compte les connaissances géographiques diffuses dans les textes littéraires, utilisées pour des effets de réel ou de connivence avec le public[1]. Il ne s’agit pas d’un savoir scientifique, écrit, scolaire et réservée à une élite, mais d’une culture orale, empirique, populaire au sens de partagé (ce que les Anglo-Saxons désignent sous le terme de folk geography). Cette culture générale concerne avant tout l’espace proche : la France et l’aire linguistique francophone ; elle se distingue donc de la géographie traditionnelle qui porte sur l’ailleurs. Ce savoir foisonnant n’est pas autonome, mais on peut le retrouver, dispersé dans les sources littéraires. Les poèmes lyriques et les dits, les chansons de geste, les farces, les romans incluent des notations géographiques, parfois sous forme proverbiale. Mises en série, elles permettent de reconstituer les idées communes sur les lieux et révèlent que la maîtrise du territoire s’exprime dans une culture commune, sous la forme d’un corpus d’idées toutes faites[2]. Un second type de sources est constitué des écrits chorographiques en langue vulgaire, dont le premier exemple est peut-être le Livre de la description des pays de Gilles le Bouvier, héraut Berry, vers 1455-1460. Ses successeurs du XVIe siècle amplifient ce discours géographique, mais ils ne l’inventent pas : les chorographies sont simplement plus nombreuses et plus amples.

En premier lieu, je présenterai les grands thèmes et les méthodes de la géographie populaire aux XIIIe-XVe siècles, période où ces savoirs apparaissent, en lien avec l’essor de la littérature d’oïl et avec la construction de la France elle-même. Je montrerai ensuite comment le héraut Berry rassemble les idées vernaculaires en un discours relativement autonome.  J’essaierai ainsi de montrer combien les chorographes sont tributaires de la géographie populaire tout autant que de la géographie savante. On pourrait d’ailleurs en dire autant des cartographes. Enfin, pour savoir comment géographie savante et populaire dialoguent au XVIe siècle, je prendrai trois lettrés en exemple, Rabelais, Papire Masson et Villamont.

Les thèmes de la géographie populaire aux XIIIe-XVe siècles

Du XIIe au XVIe siècle, les sources littéraires gardent trace de connaissances communes sur les paysages, les lieux, la forme du pays, son ou ses identités. Je me concentrerai ici sur un discours : des idées toutes faites associant un lieu et une réalité humaine, bref des clichés sur des « lieux-idées »[3]. Le recensement systématique des noms de lieu permet d’identifier des expressions associant un nom commun et un nom propre, toponyme ou ethnonyme et de leur donner sens comme témoins d’un savoir oral dans la longue durée. Ces clichés circulent sous la forme de dictons géographiques, voire sous la forme de proverbes quand ils sont unanimement connus. Ce corpus est diffus, donc difficile à identifier en tant que tel ; rares sont les textes qui se consacrent à ce thème. Parmi eux, la Grande Riote m’a servi de porte d’entrée dans ce savoir perdu : il s’agit d’une succession de dictons sans rimes, parfois accouplés. Elle est connue par plusieurs manuscrits du XIIIe siècle, qui en présentent des états assez différents. Deux manuscrits totalisent 185 dictons géographiques[4]. La Grande Riote provient du milieu des jongleurs[5] : ces professionnels du spectacle, itinérants, récitent les œuvres des autres, et plus rarement en composent. Ils s’affrontent parfois dans des duels d’improvisation : les « riotes » (bagarres), peut-être l’équivalent des battles de nos slameurs. On y trouve trois grands thèmes de la géographie populaire : types humains (sociaux, régionaux, urbains) ; productions artisanales ; nourriture et boisson.

Li plus apert home en France
Li plus sot en Beretaigne
Li plus enquerant en Normendie :
Ou aliax, que querieax, dont veniax ?[6]

Les ethnotypes, ces stéréotypes associés à une région, sont souvent moqueurs et peuvent tenir de l’insulte, de l’observation, ou d’une combinaison des deux. J’ai pu en recueillir 105 pour 24 régions de la France d’aujourd’hui : c’est dire s’ils circulent dans tout le pays. Les productions artisanales évoquent la réalité économique du XIIIe siècle :

Rasooir de Guinguant
Crucefiz de Limoges[7].

Les émaux limousins, crucifix émaillés, reliquaires, sont un artisanat de luxe bien connus à partir du XIIe siècle[8]. Les rasoirs, eux, sont bien mieux documentés en proverbe, mais ils n’ont pas laissé de trace dans les archives ; les historiens de Guingamp ne semblent pas les connaître[9]. Et pourtant ! Jusqu’au XVIe siècle, le rasoir de Guingamp sert de métaphore pour tout ce qui coupe bien : la langue des femmes, ou encore un bon vin, comme dans ce texte anglo-normand : « il… ret cum rasoure de Gyngamp qe ret mil moignes a un afilée, estencele cum carboun de chenvert, rampaunt cum esquirel du boys, beaux cum chevaler, pleisaunt cum dame, fort cum toure, descendant cum foudre »[10]. Je suppose que ce vin glisse dans le gosier comme un rasoir sur la joue - ou ici la tonsure… Après l’artisanat, la nourriture :

Pastés de Paris
Tripes de Saint Denis[11].

Ici, les nourritures sont mêmes emblématiques : elles dessinent un portrait de la capitale à la fois gustatif et social : à la ville de cour les bons petits pâtés, au bourg industriel les abats. S’il fallait transposer, nous pourrions dire : caviar de Paris, kebab de Saint-Denis. Le ton du jongleur est irrévérencieux ou ironique ; il associe les domaines bas, nourriture, satire sociale. Après les tripes, le texte se conclut donc par le sexe:

Ribauz de Troies
Putains de Prouvins
Cons d’Angleterre
Viz d’Espaingne
Coilles de Loheraigne[12].

Ces couilles de Lorraine qui servent de chute sont un cliché très répandu. Ce savoir est donc une « joyeuseté » : il est dévalorisé, mais il s’agit d’un savoir à part entière. Non pas la science des savants, mais ce que Lévi-Strauss appelait la « science première », le bricolage des savoirs empiriques[13]. Isolés, on ne voit pas forcément l’intérêt de ces clichés ; en rassemblant ces mentions en corpus, on peut y voir une géographie, qui dessine le pays vu d’en bas. La Grande Riote peut être considérée comme la première géographie populaire française. Elle a pu servir de base pour chercher ailleurs si ses dizaines de dictons étaient courants. Certains ont vécu jusqu’au XVIIe siècle et quelques-uns sont présents aussi bien dans les farces, les romans que les documents d’archives, signe qu’ils avaient vraiment circulé, dans tous les milieux sociaux, porteurs d’un savoir commun. C’est, par excellence, le cas des couilles de Lorraine, que l’on trouve dans un fabliau érotique du XIIe siècle, dans la Farce de maître Pathelin au XVe ou dans la bouche des soldats d’Henri IV qui affrontent le duc de Lorraine[14]. Plus rares sont ceux qui ont survécu jusqu’à nos jours. On en trouve deux ou trois dans la Riote : pour la nourriture, c’est le cas du « Fromage de Brie » et de la « Moutarde de Dijon ». Au final, le nombre des clichés partagés par les Français de la fin du Moyen Âge permet de conclure à l’existence d’un corpus durable. Le territoire est tissé de lieux-idées. Ils constituent des sortes de grilles de toponymes : les caractères des peuples ; les productions ; les pays, qui sont tous trois bien présents dans la Riote. D’autres, comme la géographie du vin ou celle des monuments et lieux célèbres, se développent de manière plus diffuse. C’est au cours du XVe siècle que ces mentions se cristallisent peu à peu, non pas chez les cosmographes, mais dans les écrits des hérauts d’armes.

Les hérauts d’armes du XVe siècle : autour de Gilles le Bouvier, héraut Berry

Au XVe siècle, les hérauts d’armes émergent comme « un petit corps de l’État », producteur d’armoriaux mais aussi d’une sorte de littérature géographique. Les hérauts produisent d’abord des listes de dignité se multiplient dans les archives et les bibliothèques. La liste des douze pairs de France date du XIIIe siècle, mais la plupart des témoins manuscrits ne sont pas antérieurs au XVe siècle. Cette liste est la façon la plus courante de rendre compte du territoire français, pensé comme une somme de principautés autour du roi. À côté des douze pairs, apparaissent d’autres listes : les 18 ducs et 86 comtes, les 94 évêchés. En fait, ces chiffres sont cités comme des symboles. Les nombres réels sont très flottants, témoins d’une grande masse d’information : noms de seigneurs et de cités épiscopales constituent deux grilles de toponymes qui systématisent le maillage de l’espace français.

Cet appétit nouveau de description culmine avec Gilles le Bouvier, roi d’armes Berry pour le roi Charles VII[15]. Il compose vers 1455-1460 un Livre de la description de pays qui se présente comme un voyage universel à la manière de Jean de Mandeville, de la France à la Chine et retour. L’ouvrage commence par une description de la France, ce qui est en fait beaucoup plus original que la description de pays lointains. Gilles est le premier à consacrer autant de pages à décrire son propre pays en français. Il s’agit ainsi de la première chorographie française, insérée dans une géographie universelle, dont elle occupe le tiers. Sa méthode s’inscrit dans les usages héraldiques des armoriaux. Le royaume est décrit comme une liste de pays (provinces) dans un ordre itinéraire traditionnel. Mais Gilles glose : au lieu de se contenter d’énumérer les pays, il détaille et dresse des sous-listes au sein de chaque rubrique. Il cite ainsi le nombre des cités de Normandie, le nombre des comtes en Champagne, partout les types de productions, et quelques types humains. Le tout est écrit dans un style très répétitif qui peut ressembler à un essai de typologie, répondant à un questionnaire, comme chez Marco Polo. C’est ainsi que les régions sont soit fertiles, soit très fertiles, soit pauvres ou montagneuses. Enfin, deux éloges encadrent le texte, ce qui donne à la description de la France une valeur particulière. Mais le plus remarquable est sans doute la combinaison de listes pour définir la forme du royaume de France : liste des limites et des confronts, forme géométrique générale (un losange et deux axes), liste de rivières navigables et liste-itinéraire des pays de France. Ces procédés sont des schémas mentaux courants, bien attestés dans la littérature et dans les archives pour se repérer dans l’espace ou rendre compte d’un territoire. Nous pouvons aisément les transposer sous forme graphique pour en apprécier la cohérence.

dauphant_schemas-mentaux.jpg

Carte : les schémas mentaux de Gilles le Bouvier

D’abord viennent les confronts. Décrire un espace par ses limites est courant : c’est la définition même du royaume comme royaume des quatre rivières, ses limites orientales (Escaut, Meuse, Saône, Rhône). Définir un espace en citant ses quatre extrémités qui forment deux axes implicites ou explicites est aussi un schéma mental courant, dès la Chanson de Roland.

Du Mont-Saint-Michel jusqu’à Xanten,
De Besançon au port de Wissant,
Pas un mur qui ne se fende [...]
C’est le grand deuil pour la mort de Roland[16].

Les points extrêmes de Gilles sont traditionnels, mais il semble le premier à en inférer une forme géométrique, le losange, emblème du territoire parfaitement maîtrisé. La liste itinéraire enfin est bien présente dans les textes héraldiques et les documents de la pratique : les hommes du temps savent dominer un territoire en le parcourant sans oublier de localités.

En combinant ces différents schémas mentaux, Gilles le Bouvier peut rendre compte du territoire assez finement en se passant de carte. À la même époque, dans la chronique À tous nobles, un enlumineur procède de la même manière mais sous forme graphique. Camille Serchuk a publié ce schéma du royaume de France en forme de losange[17]. Il ne s’agit pas d’une carte qui respecterait les distances entre les lieux, mais d’une combinaison des trois types de schémas mentaux, confronts, forme géométrique et listes-itinéraires. Mais le losange dessiné est alors comparable à la jambe, ancêtre de la botte, qui en Italie à la même époque, apparaît aussi sur des schémas.

Les listes servent ensuite à décrire l’espace intérieur en ordonnant ses connaissances : on trouve chez Gilles les grands thèmes des dictons géographiques, plaisance, forme du pays, relief, fertilité, richesse, nourriture, mœurs. La liste des rivières est plus originale : elles jouent un rôle majeur pour appréhender le territoire, notamment pour délimiter mentalement les pays, mais à ma connaissance, on n’en dresse pas de listes avant le héraut Berry. À partir de Gilles, le thème devient important : cette nouvelle grille de toponymes est faite non seulement de points, mais d’axes de circulation, qui supportent des points : villes traversées, source, embouchure, lieux de rupture de charge.

Au XVIe siècle, les œuvres de type géographique, cartes et chorographies, se multiplient et le pouvoir s’intéresse à la géographie, notamment à partir des années 1560[18]. Que devient alors la géographie populaire ? On peut noter tout d’abord les permanences : des œuvres comme le Dict des pays poursuivent la tradition de la Grande Riote, en reprenant des clichés (encore actuels ou anachroniques) ou en en inventant de nouveaux. Mais comment les savants considèrent-ils ces traditions et ces représentations ? Je vais prendre trois exemples de lettrés, en choisissant à dessein trois profils très différents.

Trois lettrés du XVIe siècle face à la géographie populaire : Rabelais, Papire Masson, Villamont

Comme on le sait, Rabelais (v. 1483 ?-1553) est un savant. Moine bénédictin puis médecin, il compose ses quatre romans entre 1532 (Pantagruel) et 1552 (édition définitive des quatre livres). Papire Masson (1544-1611) est un érudit jésuite, professeur, puis bibliothécaire avant de terminer sa carrière à la chancellerie. Le sire de Villamont est peu connu : sans doute petit seigneur breton, il n’est pas un savant mais un lettré, son récit de pèlerinage en Terre Sainte, imprimé en 1595, a connu plusieurs rééditions.

L’œuvre de Rabelais est marquée par le mélange des thèmes sérieux et joyeux : l’humanisme érasmien, évangélique, et la matière drolatique qui était déjà celle de la Grande Riote. C’est avec le rire que Rabelais introduit la géographie dans ses romans. Les spécialistes de Rabelais ont entrepris depuis longtemps d’expliquer les plaisanteries et les allusions[19] et ont souvent établi des liens avec la littérature médiévale : des thèmes, des proverbes, des locutions, sont présentes dans des œuvres des XIIIe-XVe siècle. Mais ce qui distingue Rabelais, c’est l’aspect systématique. Il reprend à peu près tous les thèmes populaires que j’ai pu déceler dans la littérature médiévale[20]. Pour l’illustrer, on peut prendre l’exemple des voyages de Pantagruel, que j’ai cartographiés dans Géographies. Comme dans la Grande Riote, on y trouve des dictons, des ethnotypes (l’auteur brode sur le thème des couilles de Lorraine), des productions typiques (les poêles de Villedieu). Rabelais évoque aussi les rues et les bâtiments d’Orléans et surtout de Paris, les monuments touristiques (tel le Pont du Gard) et des objets célèbres qu’il remploie. L’arbalète géante du château de Chantelle sert de jouet au bébé géant, les chaînes du port du Havre le sanglent dans son berceau.

On a là, peut-être, un cas de dialogue entre le savant et le populaire : la géographie n’est pas une discipline, puisqu’elle ne relève pas du sérieux, du spirituel, mais du joyeux, du terrestre. Pantagruel n’est pas une géographie, mais dans ce récit itinéraire, Rabelais fait du corpus géographique oral une source d’inspiration secondaire qu’il exploite à fond, consciemment, en mettant à profit sa formidable curiosité. Cette dernière nous permet de faire de Rabelais une seconde porte d’entrée dans la géographie populaire, témoignage de la longévité.

Papire Masson a produit une vaste œuvre pédagogique latine. La Descriptio fluminum Galliae est son seul traité géographique, publié de manière posthume en 1618 et réimprimé plusieurs fois au XVIIe siècle[21]. L’ouvrage décrit les quatre « fleuves royaux », le Rhône, la Loire, la Garonne et la Seine, les villes qu’ils traversent, leurs affluents et les rivières des régions alentour, dans une compilation indigeste de 700 pages de citations latines ! La variété des références frappe ensuite : ce bibliothécaire a tout lu. Pour le bassin de la Loire par exemple, les classiques, César, Strabon et Plaute, sont vite épuisés ; il met alors à profit toute la littérature latine médiévale : hagiographie (Miracles de saint Benoît), chroniques (Raoul Glaber), poésie (Théodulphe d’Orléans), épopées (Guillaume le Breton). De la littérature contemporaine, il ne cite que Ronsard et Du Bartas. Mais il cite aussi des proverbes en français, et c’est ce qui m’intéresse ici. Ils sont presque absents pour le domaine d’oc : l’occitan n’est plus considéré comme une langue écrite. Mais on en compte 8 pour la Seine et autant pour la Loire : source secondaire mais assez régulière. À la différence de Rabelais, Papire Masson ne s’intéresse que très peu aux monuments. Les proverbes qu’il recueille concernent le caractère des peuples, l’hydrologie et le climat. Il cite un proverbe sur les Auvergnats et Limousins : « Les Auvergnats et Lymosins | Font leurs affaires puis celles des voysins ». Mais il retourne cette critique de l’égoïsme pour en louer la sagesse[22]. Le corpus ethnotypique est satirique et agressif, mais Masson le détourne ou refuse de citer ce qui heurte la bienséance ou le simple respect d’autrui. Pas de couille de Lorraine chez notre jésuite.

Les proverbes sur les lieux évoquent les inondations et les noyades : « La riviere de Drome | Ha tous les ans cheval ou homme[23] » ; ou ils sont mnémotechniques : « Entre Marcilly et Saron | Le fleuve d’Aube perd son nom »[24]. Citons un dernier proverbe rimé : « Entre Tin et Tournon | Ne paist brebis ne mouton »[25]. Comme le précédent, il joue sur la connivence : le Rhône coule entre Tain-l’Hermitage et Tournon, il n’y a donc pas de pâture entre les deux bourgs. La Guide des Chemins de France cite le même proverbe sur Beaucaire et Tarascon[26]. C’est le principe des dictons géographiques rimés : une même phrase peut servir à des dizaines de cas locaux, pourvu que la rime soit au rendez-vous. On remarque surtout qu’ici, l’information de Masson n’est pas livresque : s’il avait cherché les proverbes français dans les livres, il aurait consulté la Guide, très gros succès de librairie contemporain. Ses informations sont donc sans doute orales. Prototype du pédant, Masson enchaîne des citations latines sur des centaines de pages. Mais sa grande curiosité lui fait aussi mettre à profit, en mineur, la géographie orale en français, sans toutefois en faire l’objet d’une vraie enquête. Les deux domaines ne sont pas cloisonnés pour les érudits du XVIe siècle.

Villamont n’est pas un savant, pas plus que Gilles le Bouvier, et sa culture est très moyenne. Il se montre à Vienne en parfait touriste. Venu pour admirer les antiques, il est incapable de déchiffrer l’inscription du temple gallo-romain et finit par aller regarder les martinets à battre le fer[27]. Je ne m’intéresserai pas au récit lui-même, mais à son prologue, qui est une description de la France, bon exemple de géographie écrite par un non-savant[28]. Pour Villamont, la France est d’abord une forme géométrique : elle est « presque ronde ». Le gros de sa description est une liste de 39 fleuves, 235 villes sur leurs cours, et 48 pays entre les fleuves. Il poursuit en mesurant le pays, selon deux axes du Conquet au Pont de Beauvoisin et de Calais à Aigues-Mortes ou Narbonne. Le texte se termine par un éloge patriotique. On reconnaît la démarche intellectuelle du héraut Berry. Mais Villamont se met en scène en train de « mesurer [la France] au compas » : il écrit en regardant une carte de France. Mais quelle carte ? On peut examiner les principales cartes de France du XVIe siècle en y cherchant les erreurs présentes dans le texte, notamment dans le bassin de la Garonne, où elles abondent. Ni Oroncé Finé ni Jolivet ni Belleforest ne correspondent[29]. Le texte ressemble plus à la carte de Guillaume Postel de 1570[30]. Les erreurs sont les mêmes : les monts du Sault donnés comme la source de la Garonne, ou le cours de l’Hers, fantaisiste[31].

dauphant_postel_sud-ouest.jpg

Guillaume Postel, Carte de France, 1570, BnF GED-7668 (RES). Détail : les Pyrénées.

Cependant, quelques irrégularités de Villamont ne viennent pas de ces cartes[32]. Peut-être a-t-il d’abord transcrit la carte, avant de l’enrichir de sources d’appoints ou de son expérience personnelle. Par exemple, le mot Maine pour désigner la Mayenne est un usage régional.

Gilles le Bouvier et Villamont énoncent les mêmes objets géographiques (forme générale, liste de rivières et de pays, éloge), leur méthode est comparable. Sans avoir besoin d’une carte, Gilles pense la France en forme de losange. Villamont la voit presque ronde. Gilles établit les deux axes du pays comme des temps de parcours à partir de l’expérience commune du voyage : 18 jours du nord au sud, 15 d’ouest en est. Villamont les mesure sur la carte et aboutit à une distance : 187 x 208 lieues. Villamont cherche les formes mentales du héraut sur la carte ou il la lit comme un schéma mental, mais plus détaillé, bien plus fourni en toponymes[33]. Finalement, on a ici une illustration de la manière dont la carte s’insère dans la géographie populaire. Son usage ne bouleverse pas les représentations communes : peut-être même, un temps, les renforce-t-elle.

Conclusion

Quand j’ai commencé à étudier le héraut Berry, on m’a parfois dit que son discours rappelait la géographie de la IIIe République. Les vidaliens et les ruralistes du XXe auraient été choqués qu’on compare leur science positive aux savoirs populaires. Mais on peut leur comparer la réception sociale, scolaire, de cette géographie. La géographie a-t-elle donc une double origine, scientifique et populaire ? On le constate pour la méthode, la pratique sociale et l’objet : les techniques cosmographiques et les schémas mentaux empiriques ; la science et la réception de la science ; l’ici et l’ailleurs. Comment appeler ce milieu social de la géographie scientifique, où elle émerge et se développe, par exemple aux XVe-XVIe siècles ? A côté de l’Histoire, on a fait une place, depuis une génération, à la notion de mémoire. Organiser leur dialogue permet de distinguer la science Histoire de la mémoire, qui n’est pas de la science, mais qui apparaît comme son milieu social, et peut en retour être l’objet de ses recherches ou de ses manipulations. Un problème de la géographie est peut-être que nous n’avons pas de mot pour désigner l’équivalent dans l’espace de ce qu’est la mémoire dans le temps. L’espace vécu n’en est qu’une partie, la plus intime. J’ai parlé de géographie populaire : mais il ne s’agit pas d’une simple déclinaison ou dégradation de la science Géographie, mais aussi du milieu où elle émerge et qui conditionne sa réception, et en partie sa production. Et cette ambiguïté créatrice remonte peut-être aux origines de la discipline.

Notes

  1. ^ Léonard Dauphant, Géographies. Ce qu’ils savaient de la France (1100-1600), Ceyzérieu, Champ Vallon, « Époques », 2018.
  2. ^ La recherche a jusqu’à présent nié la possibilité de cette culture à cette époque ou n’a pas réussi à la déceler. Pour l’histoire, sur la question précise du paysage, cf. Paysages modes d'emploi. Pour une histoire des cultures de l'aménagement, Odile Marcel (dir.), Seyssel, Champ Vallon, 2006 ; pour les études littéraires, cf. Paul Zumthor, La Mesure du Monde. Représentation de l'espace au Moyen Âge, Paris, Seuil, 1993 ; pour la géographie, cf. Jean-Robert Pitte, « Voir d’en haut, l’idéal paysager occidental », in Paysages lus du ciel : hommages à André Humbert, Jean-Pierre Husson et Michel Deshaies (dir.), Nancy, PUN, 2015, p. 135-144.
  3. ^ Paul Zumthor, La Mesure du Monde, op. cit., p. 45.
  4. ^ Léonard Dauphant, Géographies, op. cit., p. 294-296 (édition) et p. 107-111 (étude).
  5. ^ Jean-Marie Fritz, « Paysages sonores et littérature médiévale : fécondité et fragilité d'une rencontre », in Les paysages sonores : du Moyen âge à la Renaissance, Laurent Hablot et Laurent Vissière (dir.), Rennes, PUR, 2015, p. 300.
  6. ^ V. 73-76 : « Les hommes les meilleurs sont en France ; les plus sots en Bretagne ; les plus curieux en Normandie : Où vas-tu ? Que cherches-tu ? D’où viens-tu ? ».
  7. ^ V. 121-122 : « rasoirs de Guingamp ; crucifix de Limoges ».
  8. ^ Élisabeth Taburet-Delahaye, Barbara D. Boehm, L'œuvre de Limoges : émaux limousins du Moyen âge, Paris, RMN, 1995.
  9. ^ Léonard Dauphant, Géographies, op. cit., p. 118.
  10. ^ Cité par Paul Meyer, « De l'allitération en roman de France », Romania, n° 11, 1882, p. 574-575 : « il coupe comme un rasoir de Guingamp qui rase mille moines à la fois, il étincelle comme un charbon de bois (?), il saute comme un écureuil du bois, il est beau comme un chevalier, plaisant comme une dame, fort comme une tour, il tombe comme la foudre… ».
  11. ^ V. 162-163.
  12. ^ V. 163-168.
  13. ^ Claude Lévi-Strauss, La Pensée sauvage, Paris, Plon, 1962, p. 202-203.
  14. ^ Léonard Dauphant, Géographies, op. cit., p. 130-131.
  15. ^ Léonard Dauphant, Le royaume des quatre rivières. L’espace politique français (1380-1515), Seyssel, Champ Vallon, 2012, p. 158-164 et cartes h.-txt. n°17-21.
  16. ^ La Chanson de Roland, éd.Pierre Jonin, Paris, Gallimard, 1979, p. 170-171, v. 1428-1430 et 1437 : « De seint Michel del peril josqu’as Seinz | Dès Besençun tresqu’al port de Guitsand, | N’en ad recet dunt del mur ne cravent […] | ço est li granz dulors por la mort de Roland ».
  17. ^ Camille Serchuk, « Ceste figure contient tout le royaulme de France. Cartography and national identity in France at the end of the Hundred Years War », Journal of Medieval History, vol. 33-3, sept. 2007, p. 320-338.
  18. ^ Monique Pelletier, De Ptolémée à La Guillotière (XVe-XVIe siècle) : des cartes pour la France pourquoi, comment ?, Paris, CTHS, 2009.
  19. ^  Henri Clouzot, « Topographie rabelaisienne (Poitou) », Revue des Études rabelaisiennes, t. II, 1904, p. 147-169 et p. 227-252 ; Jacques Soyer, « Topographie rabelaisienne (Berry et Orléanais) », ibid., t. VII, 1909, p. 65-82 et 306-331.
  20. ^ Léonard Dauphant, Géographies, op. cit., p. 112-115.
  21. ^ Papire Masson, Descriptio fluminum Galliae qua Francia est, Paris, Jacobum Quesnel, 1618 [https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1020102].
  22. ^ Ibid., p. 36 : « sane ».
  23. ^ Ibid., p. 298.
  24. ^ Ibid., p. 162 : le confluent entre Seine et Aube se situe entre Saron-sur-Aube et Marcilly-sur-Seine.
  25. ^ Ibid., p. 411.
  26. ^ Charles Estienne, La Guide des chemins de France de 1553, Jean Bonnerot (éd.), t. II, Fac-similé, Paris, Bibliothèque de l'ÉPHÉ, Sciences historiques et philologiques, n° 267, 1936, p. 177.
  27. ^ Les voyages du seigneur de Villamont, divisez en trois livres... Plus un abrégé de la description de toute la France, Paris, Monstr'oeil et Richer, 1595, p. 4-5. [http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k106196h]
  28. ^ Ibid., prologue non paginé.
  29. ^ Oronce Finé, Carte de France, Paris, 1538 (fac-similé) : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b53006718x. Jean Jolivet, Paris, s. d. : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b55004705z/f1. François de Belleforest, Description generale de toute la France, s. l., 1575 : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b8492841v/f1.
  30. ^ Guillaume Postel, La Vraye et entière description du royaulme de France et ses confins, Paris, 1570 : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b550051699/f1.
  31. ^ Postel et Villamont situent la source de la Garonne près de la Méditerranée, dans les montagnes du Sault, où naît l'Aude. Sur le cours de l’Hers, Postel place sept lieux : « Couserons », « Aques », « Cez », « Tarrascon », « Mirepois », Pamiers, Toulouse. Seul Mirepoix est bien dans cette vallée. Saint-Lizier de Couserans est sur le Salat, Ax, Tarascon et Pamiers sont sur l’Ariège, Toulouse sur la Garonne. Villamont reprend tous les noms dans l’ordre, sauf Cez (Quié ?), qui est peu visible sur la carte.
  32. ^ Il situe Seurre sur le Doubs. Or aucun des quatre auteurs ne mentionne Seurre sur sa carte. Selon Monique Pelletier, Cartes, portraits et figures en France pendant la Renaissance, in Cartographie de la France et du monde de la Renaissance au Siècle des lumières [en ligne], Paris, Éditions de la BnF, 2002 (généré le 11 août 2018) : <http://books.openedition.org/editionsbnf/1062>), la carte de Postel combine pour l’est la carte de Finé (en reprenant le cadre de la Gaule jusqu’à l’Adriatique) et pour l’ouest une carte d’André Thevet perdue : Villamont a pu consulter cette dernière.
  33. ^ De la même manière, Jean Jolivet compose une carte du Berry avec des listes-itinéraires : François de Dainville, Cartes anciennes de l'Église de France : historique, répertoire, guide d'usage, Paris, Vrin, 1956, p. 17.

Référence électronique

Léonard DAUPHANT, « De la géographie populaire aux premières chorographies françaises (XIIIe-XVIe siècles) », Astrolabe - ISSN 2102-538X [En ligne], Émergences de la géographie, France/Italie, XIVe-XVIIe siècles (novembre 2020), mis en ligne le 19/11/2020, URL : https://www.crlv.org/articles/geographie-populaire-aux-premieres-chorographies-francaises-xiiie-xvie-siecles