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Le 23 mai 1547, dans l'église Notre-Dame de Paris, le grand aumônier du roi, Pierre Du Chastel, prononce le premier de ses deux sermons funèbres destinés à célébrer la vie et le règne de François Ier, décédé le 31 mars à Rambouillet[1]. L'orateur rend hommage à la politique culturelle mise en place par le défunt monarque, dont le grand aumônier fut d'ailleurs une des chevilles ouvrières, en contribuant à ancrer l'image d'un roi restaurateur des lettres et des arts[2]. Si cette image, entretenue par le roi lui-même, est à prendre avec précaution, elle témoigne de changements notables dans la configuration intellectuelle et savante du royaume[3].
Du Chastel ne se cantonne cependant pas à valoriser le soutien de la monarchie à l'égard des arts et des sciences, mais dépeint le premier souverain de la maison Valois-Angoulême comme un roi lettré, doté d'une mémoire phénoménale, grand connaisseur de la poésie et de l'histoire des Grecs, des Romains et des Hébreux. Du Chastel ajoute alors que « la Chorographie & Cosmographie de tout le monde, & mesmement de son Royaume scavoit-il mieulx, que homme a qui il parla jamais[4] ». Cette image relève d'un portrait convenu et flatteur, mais il est notable que les connaissances géographiques, du plus proche au plus lointain, trouvent désormais leur place dans le portrait idéal des compétences que se doit de détenir un prince de la Renaissance. Du Chastel insiste en effet non seulement sur la connaissance par le roi des réalités et des limites de son royaume, mais aussi par sa maîtrise de l'ensemble de la géographie du globe, et ce, à différentes échelles. En utilisant les termes de « chorographie » et de « cosmographie », Du Chastel mobilise deux référents qui renvoient à deux spectres complémentaires mais dissemblables du savoir géographique : la cosmographie prend pour objet la Terre comme un tout et étudie les relations que ses différents espaces entretiennent entre eux ainsi qu’avec le cosmos ; tandis que la chorographie s'attache à une description exhaustive d'une portion de celle-ci sans souci de la considération du tout. Un tel partage s'est nourri des réflexions sur les catégories de l'investigation géographique menées depuis l'Antiquité et sans cesse ré‑élaborées jusqu'à la Renaissance, sans qu'il n'épuise toutes les formes de caractérisations de la pratique géographique[5]. Dans son sermon, Du Chastel utilise ces deux termes pour suggérer la capacité du souverain d'embrasser des échelles spatiales variées et de les articuler entre elles. L’aumônier fait alors écho au foisonnement, au cours du premier XVIe siècle, de productions scripturales comme graphiques, manuscrites comme imprimées, relevant de l'astronomie, des mathématiques, de l’histoire, de la cartographie et d'autres pans du savoir, qui ont contribué à ancrer et développer une nouvelle culture géographique parmi les élites du royaume. Si l'expression d'une connaissance de l'espace à diverses échelles est tributaire d'une longue historicité qui ne désigne pas la Renaissance comme un moment d'épiphanie soudaine, les souverains Valois-Angoulême ont grandement participé à l'émergence de la géographie comme branche particulière de la connaissance dont la dignité s'exprime par l'investissement que le pouvoir royal déploie à son égard, ainsi que par la protection qu'il accorde à ses différents praticiens. En retour, les compétences géographiques deviennent pour certains individus un levier pour gravir les échelons de la société de cour et se mettre au service des projets politiques des souverains.
La place de la géographie dans les institutions savantes des Valois-Angoulême
Au sein du programme culturel et savant porté par les Valois-Angoulême, la place des savoirs géographiques a peu retenu l'attention des historiens et des chercheurs. Assurément, il n'existe aucune politique spécifique directement impulsée par le pouvoir royal dans cette direction, mais ce type de savoirs ne constitue pas pour autant une part négligeable de ce programme. Un des dispositifs de cette politique consiste en la création, à partir de 1530, du corps des « lecteurs royaux », noyau du futur Collège de France[6]. Du Chastel, en sa qualité de grand aumônier du roi à partir de 1537, devient d'ailleurs le protecteur et le soutien des lecteurs royaux contre leurs détracteurs, et auprès du roi pour sécuriser le paramètre de leur enseignement et leurs subsides[7]. En 1531, François Ier institue ainsi cinq lecteurs royaux, dont deux pour le grec, deux pour l'hébreu et un pour les mathématiques, attribution qui revient à Oronce Finé (1494-1555). Si la géographie en tant que telle n'est pas représentée, les « mathématiques » pratiquées par Finé comprennent plusieurs volets relatifs aux savoirs sur l'espace[8]. Producteur d'instruments scientifiques, le lecteur royal est aussi cartographe, et il profite de sa reconnaissance par le pouvoir pour rédiger et publier plusieurs traités, dont une Cosmographia dédiée à François Ier en 1542. Sa production cartographique se déploie d'ailleurs autant en direction du proche que du lointain[9], comme si le sermon de Du Chastel calquait sur le roi le spectre d’investigation de son lecteur royal. Bien que l'enseignement de Finé s'adresse en partie aux doctes, sa présence à la cour le désigne également comme un pédagogue des savoirs géographiques auprès de la famille royale[10].
Pierre Du Chastel joue également un rôle central dans la politique royale de collections de livres qui aboutit à la création de la bibliothèque royale de Fontainebleau en 1544[11]. Dès 1538, pour sécuriser la position des lecteurs royaux qui sont confrontés à l'hostilité d'une partie des membres de l'Université de Paris, le grand aumônier avance l'idée de la nécessité de la création d'un collège physique à Paris, dont les bâtiments accueilleraient les cours publics des lecteurs. La reprise de la guerre enterre ce projet coûteux, mais l'idée de garnir le collège d'une bibliothèque d'étude fondée sur une collection prestigieuse de manuscrits grecs, fournit la matrice de la future bibliothèque de Fontainebleau[12]. Collège royal et bibliothèque royale ont leur destin lié, et la politique d'acquisition de livres imprimés et de manuscrits, ainsi que les entreprises de reliures, auraient eu pour but initial de constituer une bibliothèque pour les lecteurs royaux. FrançoisIer, par l'intermédiaire de Du Chastel, mobilise le réseau d'ambassadeurs et d'informateurs disposés entre l'Italie et la Méditerranée orientale pour acquérir certains de ces ouvrages. En même temps que les livres affluent, le roi acquiert pour sa bibliothèque personnelle des livres imprimés principalement venus d'Italie. Une fois le projet de collège physique abandonné, l'idée s'impose de réunir la collection de manuscrits grecs avec celle du roi pour l'installer dans le château de Fontainebleau[13]. En 1544, la réunion de toutes les bibliothèques royales à Fontainebleau implique le transfert de la collection localisée à Blois, qui est alors inventoriée. En comparant cet inventaire avec celui dressé en 1518 au début du règne, il est possible de se faire une idée des acquisitions effectuées et ce, par le biais d'héritages familiaux et dynastiques, de confiscations, de dons ou d'achats.
Le premier catalogue de 1518 rend compte de l’état des collections royales enrichies depuis la fin du XVe siècle par les héritages dynastiques et les campagnes en Italie, et enregistre plus de mille cinq cent entrées[14]. Il s'avère fourni en titres qui renvoient à plusieurs domaines de la géographie avec des versions, imprimées comme manuscrites, de la Cosmographie de Ptolémée, des traités sur la sphère, des récits de voyage dont celui de Marco Polo[15], ainsi qu'une « mappemonde pour naviguer ». L'inventaire de 1544 contient 1896 entrées[16], avec de nouvelles versions des œuvres de Ptolémée ou du récit de Marco Polo[17], des ouvrages d'Oronce Finé, mais aussi de nombreux instruments mathématiques, des cartes et des globes[18]. Outre les cartes déjà présentes dans les collections de Blois, la bibliothèque de Fontainebleau s'enrichit de nouveaux matériaux cartographiques, parfois spécifiquement conçus pour la monarchie[19]. Le mécénat de François Ier, utilisé pour magnifier son pouvoir, investit les cartes comme des manifestations de sa volonté de maîtrise universelle[20]. Outre ces objets, livres et cartes présents dans ses collections, d'autres productions géographiques (à l’instar des relations de voyage de Jacques Cartier ou de la Cosmographie du navigateur Jean Alphonse) sont dédiées au roi ou conçues pour appuyer ses prétentions politiques et légitimer ses ambitions territoriales, mais elles ne représentent qu'un échantillon des savoirs relatifs à l'espace qui se déploient dans le royaume.
Sous le règne de son successeur Henri II, l'activité de reliure des manuscrits et des imprimés de la bibliothèque royale, parfois présents dans les collections depuis plusieurs décennies[21], ou acquis plus récemment[22], connaît un essor considérable. Au cours de la seconde moitié du XVIe siècle, les difficultés financières et politiques de la couronne, ainsi que le transfert des collections de Fontainebleau à Paris au cours des années 1570, réduisent le matériel documentaire disponible pour reconstituer l'histoire des collections royales, mais des documents de la fin du siècle permettent de constater la place toujours centrale dévolue aux savoirs géographiques dans celles-ci[23]. Dans ces listes, de nombreux ouvrages géographiques ou astronomiques sont mentionnés, notamment au sein d'une section rassemblant les ouvrages « mathématiques » soulignant à nouveau les voisinages entre ces branches de la connaissance[24], ou d'une autre plus énigmatique dévolue aux « descriptions des mers et des iles ». Malgré la difficulté d'identification des titres, leur présence témoigne de la place accordée aux ouvrages se donnant pour tâche de donner une description générale du monde connu. Outre les rois successifs, différents membres de la famille royale se constituent également des collections livresques et cartographiques personnelles. Catherine de Médicis se fait ainsi construire l'Hôtel de la Reine, en bordure des Halles à Paris, et son inventaire réalisé à sa mort en 1589, témoigne de son attention en faveur des savoirs géographiques[25]. Aux côtés des cartes manuscrites comme imprimées, représentant aussi bien l'ensemble du monde connu que les Indes orientales et occidentales, les Moluques ou le Canada, la reine possède les manuscrits du géographe royal Nicolas de Nicolay décrivant et cartographiant plusieurs provinces du royaume.
Quelle géographie pour les souverains français ?
Les règnes des Valois-Angoulême témoignent en effet des premières attributions de charges spécifiquement liées au domaine des savoirs géographiques. Nicolas de Nicolay (1517-1583) devient ainsi le premier individu à porter le titre de « géographe du roi », qu’il obtient probablement en 1549, tandis qu'André Thevet (1516-1590) reçoit celui de « cosmographe du roi » vers 1560, entrainant entre les deux hommes rivalités et concurrences quant à leurs domaines de compétences respectifs[26]. Si ces titres s'inscrivent dans un processus graduel d'institutionnalisation de charges savantes, et répondent probablement à l'apparition dans d'autres États européens de titres plus ou moins équivalents[27], ces charges ne définissent pas pour autant de programme savant cohérent. Aucun des deux hommes ne dispose en effet de ressources financières conséquentes qui viendraient appuyer des missions élaborées depuis le sommet du pouvoir, et dont les contours seraient bien définis. Certes, Catherine de Médicis confie à Nicolay, début 1560, une mission de « visitation & description generalle & particuliere du Royaume » qui l'amène à se fixer au château de Moulins depuis lequel il sillonne les provinces voisines[28]. Les manuscrits décrivant les provinces du Bourbonnais, du Berry ou du Lyonnais présents dans les collections de la reine-mère sont la conséquence de cette mission, mais in fine, ses résultats se sont avérés minces au regard de l’ambition générale qui l'animait. Quant à Thevet, il est possible que sa charge de cosmographe du roi lui ait permis d'accéder à certains documents de la monarchie afin d'alimenter ses propres projets éditoriaux, dont sa Cosmographie universelle qui voit le jour en 1575. En dépit de l'obtention de son titre, Thevet semble avoir opéré de manière similaire que pour ses ouvrages publiés avant 1560, en employant d'autres érudits chargés de traduire, de compiler et d'assembler pour son compte de multiples références destinées à alimenter ces ouvrages. Si Thevet bénéficie du soutien de la monarchie, sa position ne lui épargne pas les attaques d'une grande partie des érudits de son temps, et ses œuvres ne répondent nullement à un programme savant décidé et piloté par le pouvoir.
Frank Lestringant a fait de l'attribution respective des titres de « cosmographe du roi » à Thevet et de « geographe du roi » à Nicolay, le témoignage d'un partage de compétences entre les deux hommes, fondé sur une division de leurs échelles d'investigation : le premier, devenant spécialiste des lointains, offre ses écrits au public via les ressources de l'imprimé ; le second se destinerait à l'investigation du proche, produisant des traités utilitaires conçus pour les hauts personnages de la monarchie et bénéficiant d’une circulation restreinte. Une telle interprétation, sans être dénuée de fondement, masque l'intrication des échelles d'analyse et de l'espace qui caractérise leurs productions, et bute sur la difficulté d'isoler des domaines clairs d'investigation pour la géographie ou la cosmographie. L'obtention de la charge de géographe du roi vient chez Nicolay couronner plusieurs années de pratique cartographique au service des souverains français. Originaire du Dauphiné, Nicolay gagne Lyon en 1542 en tant que « dessinateur », et opère sur plusieurs théâtres d'opérations militaires, où il a pu côtoyer le dauphin Henri avant son accession au trône. Dès 1544, il signe une carte de l'Europe et de la Méditerranée où il est désigné comme « peintre et géographe (pictorem et geographum)[29] ». Après de multiples déplacements en Europe, il joue un rôle d’espion en Angleterre en 1546-1547 et transmet du matériel cartographique qui sert aux expéditions d’Écosse de 1547-1548. Il se voit récompensé par la charge de géographe du roi et s’attelle alors à plusieurs projets éditoriaux. Dès 1550, il s’occupe de la traduction depuis le castillan de l'Art de naviguer de Pedro de Medina, même si la traduction ne paraît qu'en 1555, après son périple dans l'Empire ottoman effectué entre 1551 et 1553[30]. La traduction se présente comme un moyen pour le géographe royal de maintenir sa position dans le système de faveur curial, et de passer du statut d'expert en dessin militaire de siège à celui de « savant » dans les affaires maritimes. Pour cette traduction, Nicolay se charge de produire une carte inédite du Nouveau Monde, qu'il signe en sa qualité de « géographe du roi ». Cette carte bénéficie d'une circulation indépendante, comme le prouve une traduction italienne où Nicolay est qualifié cette fois de « cosmographo » du roi[31]. Cet exemple démontre la difficulté d'isoler des domaines de compétences entre géographie et cosmographie qui seraient fondés sur différentes échelles d'investigation, et témoigne des glissements terminologiques dans les attributions de chacun de ses acteurs.
Dès son retour d'Orient, Nicolay projette de publier un ouvrage relatif à son voyage même si le livre ne paraît qu'en 1567[32]. Le long privilège accordé en 1556 débute par une louange de l'œuvre culturelle de François Ier, que son fils Henri II aurait souhaité prolonger, notamment dans le domaine des connaissances géographiques, en envoyant Nicolay parcourir certaines parties du monde :
Et comme nostre dict Seigneur & pere eust desir que toutes choses fussent cogneues : & entre autres desirant savoir au vray la disposition de la terre universelle (comme la maison de nostre demeure) & verifier les histoires & escriptz de Cosmographie, avoit envoyer voyager & peregriner plusieurs personages pour remarquer les choses plus notables des païs estranges, & entre autres nostre cher & bien aymé Nicolas de Nicolay, natif de nos païs de Dauphiné, nostre Geographe & valet de chambre[33].
Le voyage de Nicolay s’insère en apparence dans un programme plus vaste, ordonné et cohérent d’exploration du monde, et offre un nouveau témoignage de l’appétence supposée de François Ier pour la cosmographie. Le privilège mentionne les talents d'observateur de Nicolay qui l'auraient particulièrement prédisposé à ce type d'investigation, pour donner « les descriptions & situations universelles & particulieres des lieux », utilisant à nouveau un vocabulaire qui cherche à démontrer l'articulation des échelles et des méthodes pratiquées par Nicolay. Le privilège ne concerne d’ailleurs pas uniquement ce livre, mais est délivré pour tous les « livres, figures & descriptions qu'il [Nicolay] a deja faictz ou fera pour l'advenir, tant des observations desdicts voyages pourttraictz & chartes des lieux, interpretations & corrections des descriptions de la Cosmographie & geographie, & description des lieux particuliers, qu'autres inventions ou labeurs de son esprit ». À nouveau, cosmographie, géographie et topographie (« description des lieux particuliers ») semblent autant de domaines à la portée du géographe du roi.
Ce privilège est d'ailleurs mis à profit en 1558 dans une carte célébrant la reprise de Calais aux Anglais par les troupes d'Henri II[34]. Dans un cartouche, Nicolay présente la carte au souverain comme un don qui vient couronner les années que « j'ai employez par ci devant à votre service en ma profession de Geographe », et dans une adresse au lecteur il considère que la carte a été établie selon « le vray art et practique de geographie ». Une telle insistance sur le vocabulaire lié à la géographie, et l'attribution de la charge de cosmographe du roi en 1560 à André Thevet, auraient pu signifier un retrait de Nicolay vis-à-vis des approches plus totalisantes de la connaissance spatiale, davantage consacrées aux lointains, mais son activité éditoriale et ses manuscrits témoignent au contraire du maintien de ses prétentions à ce sujet[35]. Nicolay n'abandonne donc pas le terrain de la cosmographie, comme le prouve sa mise en avant du titre de « premier cosmographe du roi » à partir de 1570 et ce, afin de ne pas laisser le prestige attaché à ce savoir totalisant au seul Thevet. Ce changement de titulature se superpose à celle de géographe du roi plus qu'elle ne la remplace. Ainsi, dans un document comptable décrivant les dépenses de la Maison du Roi en 1578, Nicolay reçoit une pension de mille livres tournois en tant que « premier cosmographe au service de sa Majesté », mais cette inscription trouve place au sein d'une catégorie plus large regroupant les « poettes, geographes, historiographes, & traducteurs » gagés par la monarchie[36]. Cette position inscrit les érudits protégés par le pouvoir royal dans une logique de faveur et de patronage princiers, élevant leur dignité savante au-delà des cercles institutionnels universitaires préexistants. Ce type de charge signale surtout la reconnaissance et la protection accordées à un groupe d'érudits chargés de glorifier le pouvoir des Valois-Angoulême, tout en disposant d'un large degré d'autonomie dans l'exercice de leurs pratiques érudites[37]. Ces charges représentent avant tout une distinction agrémentée d'une pension, sans contrepartie précise, et révocable, sans qu'aucune ordonnance ou édit ne fixe les contours de chacun des statuts. Le gendre de Nicolay, Antoine de Laval (1550-1631), qui lui succède comme géographe du roi, manifeste dans ses écrits une sensibilité à l'égard des différentes facettes de l'activité géographique. Un demi-siècle après le sermon de Du Chastel, Laval consacre l'importance pour les élites princières et nobiliaires de l'acquisition de larges connaissances géographiques, allant du plus proche au plus lointain[38]. Malgré les tentatives de définition et de partages théoriques entre chorographie, géographie et cosmographie, l'instabilité des termes et le recoupement des attributions obligent à considérer de manière souple ces catégories en s'intéressant aux multiples pratiques qu'elles recouvrent.
Le soutien apporté par les Valois-Angoulême aux différentes déclinaisons du savoir géographique contribue à la reconnaissance de sa dignité comme science valorisée dans le royaume de France au XVIe siècle. Cette politique ne constitue qu'un aspect parmi d'autres du développement d'une nouvelle culture géographique à la Renaissance, mais elle a accompagné l'émergence de figures dont la reconnaissance sociale et savante est désormais fondée sur la maîtrise de ses multiples facettes et contours.
Notes
- ^ Pierre Du Chastel, Deux sermons funèbres prononcez es obseques de François Premier de ce nom [1547], Pascale Chiron (éd.), Genève, Droz, coll. « Textes littéraires français », 1999. Les sermons ont été publiés en latin, en français et en italien dès 1547.
- ^ Olivier Bosc et Maxence Hermant (dir.), Le siècle de François Ier : du roi guerrier au roi mécène, Paris et Chantilly, Éditions Cercle d'Art et Fondation pour la sauvegarde et le développement du Domaine de Chantilly, 2015 ; Magali Vène et Bruno Petey-Girard (dir.), François Ier, pouvoir et image, Paris, BNF, 2015.
- ^ Gilbert Gadoffre, La révolution culturelle dans la France des Humanistes : Guillaume Budé et François Ier, Genève, Droz, 1997.
- ^ Pierre Du Chastel, op. cit., p. 24.
- ^ Jean-Marc Besse, Les grandeurs de la Terre. Aspects du savoir géographique à la Renaissance, Lyon, ENS Éditions, coll. « Sociétés, espaces, temps », 2003, p. 115‑118 ; Axelle Chassagnette, Savoir géographique et cartographie dans l'espace germanique protestant (1520-1620), Genève, Droz, coll. « Travaux d'Humanisme et Renaissance », 2018, p. 48-56.
- ^ Marc Fumaroli et Marianne Lion-Violet (dir.), Les origines du Collège de France : 1500-1560, Paris, Klincksieck et Collège de France, 1998.
- ^ Roger Doucet, « Pierre Du Chastel, Grand Aumônier de France », Revue historique, vol. 133, n. 2, 1920, p. 212-257 ; Id., « Pierre Du Chastel, Grand Aumônier de France (suite et fin) », Revue historique, vol. 134, n. 1, 1921, p. 1-57.
- ^ Sur la place de la géographie dans la pensée mathématique de Finé, voir Angela Axworthy, Le Mathématicien renaissant et son savoir. Le statut des mathématiques selon Oronce Fine, Paris, Classiques Garnier, coll. « Histoire et philosophie des sciences », 2016, p. 329-349.
- ^ Finé élabore une carte de France imprimée en 1525 mais aussi plusieurs mappemondes. Sur ces deux dimensions : Monique Pelletier, « National and Regional Mapping in France to About 1650 », in The History of Cartography, David Woodward (dir.), t. 3, Cartography in the European Renaissance, Chicago, Chicago University Press, 2007, p. 1480‑1483 ; Frank Lestringant et Monique Pelletier, « Maps and Descriptions of the World in Sixteenth-Century France », in Ibid., p. 1464‑1467.
- ^ En juillet 1546, l'ambassadeur de Ferrare, Giulio Alvarotti, écrit depuis Melun au duc Hercule II d'Este que la deuxième femme de François Ier, la reine Éléonore de Habsbourg, se fait lire et traduire par Oronce Finé son ouvrage cosmographique : « La Serenissima Regina di Francia, è qua in Melun e ha seco l'Oronzio, uomo che legge in Parigi la lezion pubblica di matematica, e si fa leggere da lui la Sfera et la Cosmografia e si fa tradurre detta Sfera di matino in volgar francese », cité par Carmelo Occhipinti, Carteggio d'arte degli ambasciatori estensi in Francia (1536-1556), Pise, Scuola Normale Superiore, 2001, p. 150-151.
- ^ Henri Omont, Anciens inventaires et catalogues de la bibliothèque nationale, t. 1, La librairie royale à Blois, Fontainebleau et Paris au xvie siècle, Paris, Ernest Leroux, 1908 ; Denise Bloch, « La formation de la Bibliothèque du Roi », in André Vernet (dir.), Histoire des bibliothèques françaises, t.1, Les bibliothèques médiévales, du vie siècle à 1530, Paris, Cercle de la Librairie, 1989, p. 311‑332.
- ^ Antoine Coron, « Collège royal et Bibliotheca regia. La bibliothèque savante de François Ier », in Marc Fumaroli et Marianne Lion-Violet (dir.), op. cit., p. 143‑183.
- ^ Maxence Hermant (dir.), Trésors royaux. La bibliothèque de François Ier, Rennes, PUR, 2015.
- ^ H. Omont, op. cit., p. 1-154.
- ^ Il peut s’agir du manuscrit de la Bibliothèque nationale de France, ms. français 2810. Ce manuscrit a été confectionné pour le duc de Bourgogne Jean sans Peur et a ensuite appartenu à la bibliothèque personnelle du roi François Ier. Voir la notice qui lui est consacrée en complément de sa numérisation sur Gallica.
- ^ H. Omont, op. cit., p. 155-264.
- ^ « Un autre livre, en perchemyn, couvert de velours noir, figuré, intitulé au dedans “Livre de Marc Paoul, Venissien, des isles nouvellement trouvées” » (Ibid., p. 227) et en italien « Ung autre, en papier, intitulé : “Marco Paullo Venitiono de nove orbe” » (Ibid., p. 246).
- ^ Mathieu Lavisse, garde de la bibliothèque de Fontainebleau dit avoir reçu les « livres, spheres, globbes theoriques, cedulles, enseignemens », le 12 juin 1544 avec une copie de l'inventaire fait à Blois (Ibid., p. 263).
- ^ C'est le cas d'un atlas manuscrit de Jean de Clamorgan, capitaine normand de la marine du Ponant. Il dit avoir dressé à la demande du roi « une Carte universelle en forme de livre » dont le roi ordonne qu'il soit « mis en sa librairie de Fontainebleau » : « Dédicace à Charles IX », in Jean de Clamorgan, La Chasse au Loup necessaire a la maison rustique [1566], Paris, Jacques Du Puys, 1574. L'atlas, aujourd'hui apparemment disparu, fut bien référencé dans plusieurs catalogues de la bibliothèque royale jusqu'au siècle des Lumières : voir par exemple le catalogue de 1622 dressé par Nicolas Rigault qui liste « Cartes géographiques de Jean Clamorgan, au roy François I », cité par Henri Omont, op. cit., t. 2, La Bibliothèque royale à Paris au XVIIe siècle, Paris, Ernest Leroux, 1909, p. 260.
- ^ Gayle K. Brunelle, « Images of Empire. Francis I and his cartographers », in Martin Grosman, Alasdair MacDonald et Arjo Vanderjagt (dir.), Princes and Princely Culture, 1450-1650, t. 1, Leyde et Boston, Brill, 2003, p. 81-102.
- ^ [21] C'est le cas d'un manuscrit latin de la Cosmographia de Ptolémée (Paris, Bibliothèque nationale de France, ms. latin. 4802), copié à Florence dans les années 1470 à destination du fils de Ferdinand Ier d'Aragon, le futur roi de Naples Alphonse II. La présence du manuscrit est attestée dès l'inventaire de Blois de 1518 : Marie-Pierre Laffite et Fabienne Le Bars, Reliures royales de la Renaissance. La librairie de Fontainebleau 1544‑1570, Paris, BNF, 1999, p. 139 et p. 142-143.
- ^ Ibid., p. 201. Sous François II, une version française de la Cosmographie de Münster est reliée : Ibid., p. 230.
- ^ On conserve une copie effectuée sous le règne d'Henri IV de la situation bibliothèque du roi à la fin du règne d'Henri III : Paris, Bibliothèque nationale de France, ms. français 5585. L'inventaire a été retranscrit par Henri Omont, op. cit., t. 1, p. 265-437.
- ^ Au sein du « catalogus mathematicorum latinorum et gallicorum », on trouve seize entrées correspondant à des œuvres de Ptolémée, une sous-catégorie intitulée « Description des pays & voyages des isles », une autre consacrée aux seuls ouvrages d’Oronce Finé, puis une catégorie « Du monde », une autre catégorie « Geographie » avec deux Cosmographies de Münster et des cartes marines.
- ^ Chantal Turbide, « Les livres trouvés dans l'Hôtel de la Reine après le décès de Catherine de Médicis (1519-1589) », in Isabelle Brouard-Arends (éd.), Lectrices d'Ancien Régime, Rennes, PUR, coll. « Interférences », 2003, p. 33‑45.
- ^ Pour la rivalité entre les deux hommes, voir Frank Lestringant, André Thevet. Cosmographe des derniers Valois, Genève, Droz, coll. « Travaux d'Humanisme et de Renaissance », 1991, p. 259‑299.
- ^ Richard L. Kagan et Benjamin Schmidt, « Maps and the Early Modern State : Official Cartography », in The History of Cartography, op. cit., p. 661-679 ; Axelle Chassagnette, op. cit., p. 94-98.
- ^ Jean Boutier, Alain Dewertpe et Daniel Nordman, Un tour de France royal : le voyage de Charles IX (1564‑1566), Paris, Aubier, coll. « Collection historique », 1984, p. 48‑54.
- ^ Nicolas de Nicolay, Nova et exquisita descriptio navigationum ad praecipuas Mundi partes, Lyon (?), 1544.
- ^ Pedro de Medina, L'Art de naviguer, trad. Nicolas de Nicolay, Lyon, Guillaume Rouillé, 1555. Une réédition de 1561 mentionne « la première impression achevee d’imprimer le ij de Mars MDLIIII avant pasques », ce qui suggèrerait une impression le 2 mars 1555 nouveau style. Le privilège est quant à lui daté du 11 septembre 1550.
- ^ Nicolas de Nicolay, Navigationi dil mondo novo, Venise, 1560.
- ^ Nicolas de Nicolay, Les quatre premiers livres des Navigations et Peregrinations Orientales, Lyon, Guillaume Rouillé, 1567.
- ^ « Extraict du Privilège du roi » in Ibid. Je souligne.
- ^ Nicolas de Nicolay, Description generale du Païs de Boulonnois, comté de Guines, terre d'Oyse et ville de Calais, Paris (?), 1558.
- ^ Oury Goldman, « De son “pays” au monde : expériences et échelles du voyage chez Pierre Belon du Mans et Nicolas de Nicolay », Le Verger [en ligne : http://cornucopia16.com/blog/2017/10/31/oury-goldman-de-son-pays-au-monde-experiences-et-echelles-du-voyage-cher-pierre-belon-du-mans-et-nicolas-de-nicolay], « Temps et espaces du voyage à la Renaissance », Bouquet XII, 2017.
- ^ Etats de la maison du Roi (1560-1621), Paris, Bibliothèque nationale de France, ms. Dupuy 852, f. 66 recto.
- ^ Pour la charge d'historiographe du roi, voir François Fossier, « À propos du titre d’historiographe sous l’Ancien Régime », Revue d’histoire moderne et contemporaine, n° 32, 1985, p. 361‑417.
- ^ Dans les Desseins de professions nobles et publiques, publié en 1605 à Paris, mais qui rassemble un ensemble de textes composés au cours des années 1580, Laval explique l'importance de la connaissance et de l'apprentissage de la géographie dans l'éducation nobiliaire, et il démontre sa familiarité avec les écrits les plus récents consacrés aux différentes déclinaisons du savoir géographique : Antoine de Laval, Desseins de professions nobles et publiques, contenans plusieurs Traités divers & rares [1605], Paris, veuve Abel l'Angelier, 1613, f. 6 recto‑19 recto.
Référence électronique
Oury GOLDMAN, « L'émergence d'une géographie au service du Prince dans la France du XVIe siècle. Mettre ses compétences géographiques au service des Valois-Angoulême », Astrolabe - ISSN 2102-538X [En ligne], Émergences de la géographie, France/Italie, XIVe-XVIIe siècles (novembre 2020), mis en ligne le 20/11/2020, URL : https://www.crlv.org/articles/lemergence-dune-geographie-service-prince-dans-france-xvie-siecle-mettre-competences
Table des matières
Dossier
Table des matières
De la géographie populaire aux premières chorographies françaises (XIIIe-XVIe siècles)
Décrire le monde à l’âge de l’humanisme (XVe siècle, Italie-France-Allemagne)
L'émergence d'une géographie au service du Prince dans la France du XVIe siècle. Mettre ses compétences géographiques au service des Valois-Angoulême
L’insularité sous l’œil du pouvoir : Le voyage en Corse au regard de la cartographie insulaire (1531-1634)
Une géographie fictionnelle ? L’Italie dans les recueils de nouvelles du XVIe siècle
Le roi René et la géographie
Une cartographie littéraire dans le récit de voyage : quand la littérature viatique se fait littérature géographique