« Visions » dans les séries fantastiques néo-victoriennes : voyages dans les demi-mondes de la fiction

« Œil mobile, corps immobile, tout est là […][1] », écrit Jacques Aumont à propos de l’expérience du spectateur de cinéma, comparée à celle du voyage en train. L’immersion dans les images animées s’énonce en termes de projection dans un monde possible, une manière pour le spectateur de voyager, depuis son fauteuil, dans des espaces habitables[2]. L’idée n’est pas nouvelle : l'illusion théâtrale, selon Marmontel, doit « arracher le spectateur d'un local réel, pour le transporter dans un local feint[3] ».

Mais l’immersion du spectateur d’images animées, depuis l’invention du cinématographe, n’est pas seulement énoncée en termes de voyage géographique ; elle est aussi pensée comme voyage magique, avec des termes comme « hypnose[4] », ou « enchantement[5] ». Cet imaginaire, plus proche de celui de l’illusion, peut être relié à une convergence entre le développement des appareils optiques et de la littérature gothique, manifeste par une poétique de la lumière et de l’obscurité, des thèmes de la possession et de la projection dans un ailleurs indéterminé entre altérité métaphysique ou psychologique. Il y aurait, notamment, un lien fusionnel entre l’évolution des régimes scopiques produits par les appareils optiques (depuis la lanterne magique au cinématographe), et les textes du « Gothic revival » de l’époque victorienne.

Ceux-ci sont d’ailleurs plus que jamais adaptés et recyclés, notamment dans de nombreuses séries télévisées fantastiques apparues depuis les années 2000. Certaines ont pour particularité d’être « néo-victoriennes » dans leur projet : de Sherlock (2007) à Penny Dreadful (2014), elles établissent des relations particulièrement autoréflexives avec la littérature britannique de la deuxième moitié du XIXe siècle.  Les séries néo-victoriennes nous font métaphoriquement voyager dans la littérature et l’imaginaire composite du XIXe siècle : elles construisent un monde possible, un XIXe siècle alternatif où se déploient des jeux de transfiction et de mélanges entre les époques.

Ces séries nous font aussi éprouver de nombreux itinéraires à travers les méandres spatialisés de la psyché des personnages : les séries fourmillent de flashes, de souvenirs traumatiques, d’expériences d’hypnose ou de possession, qui se matérialisent concrètement dans les images que nous voyons, notamment en montrant des espaces divergents. Autant de manières qu’ont les personnages de voyager dans des espaces-temps alternatifs : les personnages sont projetés dans des espaces intermédiaires liés au retour des morts mais aussi aux fascinations exercées par « l’ailleurs », que celui-ci soit géographique, temporel ou psychologique.

Peut-on voir dans ces éléments de construction du récit et du rythme une forme de paradigme immersif et gothique, cette fois intégré dans la narration ? Je montrerai notamment que ces différentes scènes de « visions » emmènent généralement le personnage (et le spectateur) dans un ailleurs fantastique qui a la particularité d’être fortement « orientalisé[6] ». Je me demanderai donc si cette intégration de l’immersion dans le récit, dans des séries dont j’expliciterai la dimension métaculturelle, peut révéler une part de notre imaginaire contemporain au sujet de ce qu’est l’expérience d’immersion dans l’image animée, et comment celui-ci s’énonce comme une modalité particulièrement complexe de voyage : dans les pensées des personnages, dans le temps et dans les univers multipliés de la narration.

Hétérocosmes néo-victoriens : voyages dans le XIXe siècle littéraire

Le Néo-victorianisme peut être défini comme un ensemble de fictions contemporaines ayant un lien avec l’Empire britannique de la deuxième moitié du XIXe siècle. On trouve ainsi des fictions originales comme le roman Possession d’A.S. Byatt (1990), des séries comme Ripper Street (BBC, 2012) ou The Paradise (BBC, 2012), des jeux vidéo comme The Order : 1886 (Sony, 2015). Le Néo-victorianisme inclut également des adaptations et réécritures d’œuvres de l’époque victorienne, mais celles-ci sont moins mues par une intention patrimoniale et révérencieuse à l’égard de l’original que par une volonté de se réapproprier l’univers culturel britannique de la deuxième moitié du XIXe siècle.

La télévision est ainsi l’un des médias les plus favorables à ce genre de productions. Au-delà de la BBC, ce sont désormais toutes les chaînes et plateformes ayant émergé depuis le troisième « âge d’or de la télévision[7] » qui créent des feuilletons néo-victoriens. Beaucoup de ces séries télévisées reprennent avec liberté et anachronisme volontaire des tropes particulièrement fantastiques de la littérature de l’époque victorienne. The Frankenstein Chronicles, Penny Dreadful, Dracula, Murdoch Mysteries ou Ripper Street créent un mélange d’histoire alternative et de « mad science » victorienne, en y amalgamant des motifs gothiques antérieurs à cette période et des tropes résolument postmodernes.

Ces dernières séries recourent massivement à la transfictionnalité[8] : elles font se croiser des personnages de la littérature (Frankenstein, Jekyll, Dorian Gray…) et des personnages historiques (Charles Dickens, Mary Shelley, Thomas Edison…). Dans le cas de Sherlock, la série se passe au XXIe siècle avec des échos permanents au XIXe siècle. Si la superposition des strates temporelles à l’œuvre dans ces productions peut aisément donner le vertige, le déplacement géographique des personnages est en revanche beaucoup plus restreint : l’on voyage assez peu dans ces séries, du moins de manière littérale : les colonies y sont souvent évoquées, mais très peu visitées par les personnages. Cependant, c’est peut-être la création d’un hétérocosme particulier – ce Londres victorien alternatif – qui permet de déployer ces jeux de cross-over entre personnages venus d’univers hétérogènes, de franchir avec impertinence les frontières ontologiques d’œuvres au départ distinctes et incompatibles. Si les séries néo-victoriennes nous font voyager, c’est entre les différents genres, les époques et à travers les œuvres littéraires elles-mêmes.

D’autre part, les personnages néo-victoriens font l’expérience de multiples lieux, mais ce de manière fantasmatique : de nombreuses séquences « transportent » le personnage, depuis sa position immobile, dans un autre ordre de réalité.  Par extension, c’est le spectateur qui voyage vers des espaces hétérogènes. Je conserverai ici le terme de « visions » afin d’évoquer ces séquences. La polysémie du terme (une manière de voir le monde, une image mentale, une certaine conception du monde[9]) revêt en effet une souplesse heuristique qui permet de regrouper un ensemble de scènes aux fonctions diverses dans les récits : hallucinations, possessions, révélations.

Voyages dans le demi-monde : voyage psychique, temporel, fantastique

Je montre d’abord la manière dont les séquences de visions – hallucinations, possessions, révélations  peuvent être assimilées à des voyages dans la psyché des personnages, mais aussi dans le temps et dans un au-délà fantastique, ces trois éléments se confondant souvent. Toutes ces séquences ont pour particularité d’être concrétisées : en tant que spectateurs, nous pouvons véritablement « voir » ce que les personnages éprouvent, et ainsi faire l’expérience de plusieurs univers spatio-temporels.

Hallucinations, d’abord : The Frankenstein Chronicles (ITV, 2015) se déroule dans le Londres des années 1830, juste avant la proclamation par le Parlement britannique de l’« Anatomy Act » : John Marlott (Sean Bean), inspecteur de la Thames River Police, découvre un cadavre qui s’avère avoir été composé de morceaux de huit corps différents. Il mène une enquête qui le conduit à croiser des personnes comme William Blake et Charles Dickens, avant qu’un twist survenant à la fin de la première saison vienne actualiser l’écho du titre de la série au roman de Mary Shelley. Mélange de fantastique, de micro-histoire (la série fait des liens entre ces événements criminels et l’importance des évolutions sociétales, médicales et religieuses à travers le passage de l’Anatomy Act) et de transfiction, The Frankenstein Chronicles met aussi en scène un héros à l’âme torturée. John Marlott est rongé par la culpabilité d’avoir transmis la syphilis à son épouse et à sa fille qui en sont décédées. Tout à la fois hanté par les fantômes de son passé et par les meurtres qu’il doit résoudre, il est happé par les débats de société auxquels il assiste et qu’il ne parvient pas immédiatement à mettre en relation avec les sanglants événements qui se déroulent à Londres. Tous ses cauchemars et hallucinations sont, en outre, potentiellement imputables à son traitement médical à base de mercure, remède courant de l’époque – et pire que le mal – de la syphilis. Cet enchevêtrement de causes et d’effets conduit, dès lors, à produire de nombreuses séquences de « visions » subies par Marlott, dont l’on ne sait pas toujours à quel motif narratif elles se rattachent.  

Les « visions » de Marlott sont construites sur un rythme particulier, comparable à un voyage immobile en dédales : elles sont constituées de flashs lumineux à effets stroboscopiques ou au contraire ralentis, baignant dans une lumière bleutée, S’y entremêlent souvenirs de son bonheur perdu, répétitions balbutiantes d’une même scène macabre (la découverte du cadavre), et scènes purement fantastiques (il voit par exemple son double, S2E02). Loin de ne constituer qu’une trame de « backstory » pour le personnage, ces séquences hallucinatoires lui permettent parfois d’avancer sur son enquête, en apercevant par exemple l’une des petites filles disparues.

Possessions, ensuite : la série Penny Dreadful (Showtime, 2014) pousse encore plus loin la dimension de « fiction transfuge[10] ». Elle met en scène, dans le Londres de 1891, une équipe de chasseurs de démons dirigée par Miss Ives (Eva Green) et Sir Malcolm (Timothy Dalton). On y croise, entre autres, le Dr Frankenstein, Dracula et le Dr Jekyll. Les nombreuses séquences de « visions » subies par les personnages sont tout à fait motivées par l’intrigue, puisqu’elles sont en rapport avec le thème dominant de la possession démoniaque. Miss Ives est en effet doublement hantée : par sa faute, sa meilleure amie Mina, la fille de Sir Malcolm, est tombée entre les mains d’une diabolique créature. Tandis que miss Ives recrute pour son équipe un certain Ethan Chandler (Josh Hartnett), un Américain lui aussi hanté par ses fantômes (les Indian Wars auxquelles il a participé), elle lui explique que des forces obscures composent un « demi-monde » (en français dans la série), un univers terrifiant dont les créatures la poursuivent depuis la nuit des temps. En symbiose avec les personnages, les spectateurs, sont projetés dans des séquences d’images hétérogènes qui nous montrent les transports subis par les personnages vers ce monde nocturne et fantastique.

Toutes les variantes possibles de la « vision » sont offertes dans cette série : spiritisme, intégration soudaine d’éléments terrifiants dans l’univers familier des personnages (Miss Ives est dans sa maison londonienne et voit soudain son amie disparue), hypnose, souvenirs traumatiques assaillant plusieurs des personnages (par exemple Ethan Chandler, dont on apprend petit à petit qu’il est un loup-garou et qui revit ainsi par moments ses crimes nocturnes), rituels de sorcellerie ou de chamanisme… Les « visions » peuvent être subies ou sollicitées, elles déroulent aussi bien le passé que l’avenir ; la transe du personnage peut être filmée d’un point de vue externe – les nombreuses scènes de « possession » de Miss Ives évoquent sans ambiguïté The Exorcist de William Friedkin – ou bien par le point de vue du possédé, en jouant sur les réseaux d’images associés à la psychiatrie victorienne. On retrouve ce type de séquences hétérogènes dans de très nombreuses séries néo-victoriennes, par exemple dans le Dracula de Mark Gatiss et Stephen Moffat (BBC One et Netflix, 2020) qui transporte les personnages mordus par le vampire dans des espaces rêvés.

Révélations, enfin : cela apparaît de manière plus évidente dans les séries qui relèvent d’un versant plus « détective » (Whodunnit) que fantastique (quoiqu’elles soient également imprégnées d’une forte tonalité gothique), comme Sherlock (BBC, 2007), Murdoch Mysteries (CBC, 2008) ou Ripper street (BBC, 2012). Le détective est parfois saisi par une forme de transe : le voyage se fait alors régressif, les héros sont en mesure de revivre les scènes traumatiques des meurtres, de se projeter dans l’esprit des criminels ou des victimes. Le travail de déduction de Sherlock s’apparente parfois à une forme de vision extatique au cours de laquelle la ville lui apparait de manière accélérée. Notons que même dans les séries gothiques évoquées précédemment, les séquences de visions surnaturelles sont aussi porteuses, in fine, de vérité. En effet, l’archi-narration privilégie un modèle aristotélicien, c’est-à-dire une configuration du muthos comme tension narrative reposant sur un nœud d’intrigues menant vers un questionnement puis un dénouement[11]. Chaque élément, même fantasmatique, concourt à l’élucidation de l’énigme générale : ces « voyages » immobiles ne sont donc pas pures contemplations ou flâneries, ils s’insèrent dans le dispositif narratif.

Que ces séquences relèvent de souvenirs traumatiques, d’hallucinations, de scènes de possession, de prémonitions ou de scènes de déduction lucide (ou un peu tout cela à la fois…), elles se détachent du reste de la narration par leur esthétique et leur rythme. Elles ne trouvent d’issue logique qu’à retardement : les spectateurs sont conviés à assister à des enchaînements d’images relevant à la fois du flashback, du flashforward, du rêve ou de la folie. Ceci en phase avec une écriture des séries (mais aussi des films) qui privilégie une construction « modulaire[12] », un attachement aux multiples boucles temporelles et à la superposition des micro-intrigues. Mireille Berton note ainsi, dans de très nombreuses séries (notamment américaines post-9/11), une « tendance qui consiste à faire dépendre le récit de flash-backs dramatisés qui instaurent un décrochement spatio-temporel clairement identifiable[13] » : le récit, en conséquence, balbutie, à l’image d’un psychisme en proie au trauma. Le voyage temporel est donc, bien souvent, placé sous le signe de l’itération et de la hantise.

Dans le cas présent, ces séquences sont bien évidemment à rattacher aux thèmes gothiques ; à la psychiatrie victorienne d’une part (le sinistre asile de « Bedlam » est montré dans plusieurs de ces séries), et surtout au retour des morts, sans cesse rejoué de manière autoréflexive, puisque c’est ce temps victorien recréé qui permet de faire revivre toutes les créatures imaginaires et réelles associées à l’époque. Les séries sont ainsi émaillées de dialogues à double sens sur le mélange entre les époques, comme Ethan Chandler demandant à miss Ives si elle pense que le passé peut revenir : « More than that. I think it never leaves us » (S2E01) ou de figures incarnant « l’inactuel[14] » post-moderne comme Dorian Gray[15]. La transfictionnalité opère des sauts entre différents chronotopes d’une manière ultra-consciente, et ces « visions » sont des traces de ce demi-monde alternatif et composite.

Deux dimensions me paraissent singulières à ce corpus, esquissant une variation contemporaine du paradigme associant les notions d’immersion et de gothique. Premièrement, ce « demi-monde » est empreint de références à un ailleurs géographique : si les personnages néo-victoriens ne voyagent que très peu, leurs « visions » sont imprégnées d’éléments d’« orientalisme ». Deuxièmement, ces séries surdéterminent la présence d’appareils optiques et de dispositifs spectaculaires…mais en les dissociant complètement de ces séquences de « visions ». Il apparaît alors intéressant d’envisager ces deux dimensions comme les caractéristiques mises en exergue (puisque les « visions » se signalent comme étant des images hétérogènes) d’un néo-victorianisme doublement médiatisé et mondialisé, et tenant possiblement un discours sur la notion d’immersion du spectateur à l’heure des séries et du numérique : si la notion de voyage a été étroitement liée à celle d’illusion, en est-il de même pour l’immersion ?

Un demi-monde orientaliste : voyages dans les colonies « domestiquées »

Les séries reposent donc désormais sur une écriture temporelle complexe. La projection d’images mentales du personnage dans un ailleurs géographique permettrait-elle de signaler aisément, pour le spectateur, la nature hétérogène de ces « visions », et de se rattacher alors pleinement à l’idée d’un voyage effectué dans d’autres espaces ?

Penny Dreadful, dès le premier épisode, instaure un demi-monde imprégné de références culturelles exotiques : dès les dix premières minutes du premier épisode, l’équipe de chasseurs de démons (qui n’est pas sans évoquer La Ligue des Gentlemen extraordinaires, autre production néo-victorienne et transfictionnelle) combat une armée de créatures vêtues de costumes moyen-orientaux. Ils font alors la découverte d’un cadavre au corps recouvert d’inscriptions hiéroglyphiques. La série Sherlock évolue dans un Londres contemporain imprégné de figures stéréotypées avec un détective parcourant différents quartiers ethniques de Londres, tout comme The Frankenstein Chronicles et Ripper street qui associent les meurtres à une fascination pour l’altérité culturelle avec des personnages revenus des colonies.

Certes, cela a pour avantage de sortir de l’insularité britannique, aspect très important du néo-victorianisme, un produit « consommé mondialement » et une « marchandise mondialement produite[16] ».  Une forme d’intégration d’éléments exotiques dans le Londres de l’époque permet d’aborder, par des formes détournées, le fait colonial.

En effet, il est visible de manière allusive, au travers de personnages d’anciens explorateurs (Sir Malcolm a parcouru l’Afrique dans Penny Dreadful), ou ayant combattu dans des guerres coloniales (John Marlott dans The Frankenstein Chronicles, Ethan Chandler et l’inspecteur Rusk dans Penny Dreadful) ou modernes (Dr Watson en Afghanistan dans Sherlock) ; personnages sur le point de partir mais qui se ravisent au dernier moment… Essentiellement évoqué dans les dialogues, l’ailleurs ne se montre pas, il se raconte. À certains égards, le Néonéo-victorianisme efface la référence aux colonies[17]. A l’exception, donc, de ces « visions » ...

Même en escamotant la représentation des colonies, les séries néo-victoriennes abordent la puissance traumatique et subliminale de l’Empire, notamment par l’agitation silencieuse des personnages hantés par leur passé, le voyage immobile du personnage pouvant alors être envisagé de manière thérapeutique. Les séquences de réminiscences douloureuses d’Afghanistan du Dr Watson sont implicitement désignées comme expressions d’un syndrome de stress post-traumatique ; Ethan Chandler, dans Penny Dreadful, compare souvent le « demi-monde » avec les guerres amérindiennes. John Marlott, tout comme le Docteur Watson de Sherlock ou Sir Malcolm de Penny Dreadful ne parle jamais de son expérience des colonies, ses visions mystérieuses ne la montrent pas directement, mais toute la série tourne autour de ce point aveugle, puisque c’est là-bas qu’il a attrapé la syphilis, ce qui a provoqué la mort de sa femme. Ses visions traumatiques sont souvent situées dans des paysages inconnues difficilement identifiables.

Mais ce sont surtout les scènes de « possession » qui font intervenir de la manière la plus frappante une forme néo-victorienne d’« orientalisme », selon le terme introduit par Edward Saïd[18].  Les visions qui assaillent miss Ives, au début de la première saison de Penny Dreadful, commencent par des bruits de bêtes sauvages (rugissements de lions, sifflements de serpent), et cette tendance se poursuit notamment lors d’une séance de spiritisme (S1E02). Cette Afrique livrée par bribes et intégrée dans la domesticité anglaise constitue ainsi un inquiétant familier, l’envers du Londres diurne.

La récente version de Dracula par Stephen Moffat et Marc Gatiss crée, elle, une incessante dichotomie entre anglicité et étranger : Dracula contamine, bien sûr, les Anglais, de tout son vampirisme : mais les visions que subissent les personnages mordus les transportent aussi dans des espaces exotiques et lointains, les font donc voyager une dernière fois avant de mourir. Ces différentes modalités de l’exotisme sont donc à inscrire, en général, dans une tendance globale à « orientaliser » Londres, mais aussi aux régimes scopiques victoriens, qui ont tendance à fortement polariser l’ici et l’ailleurs ainsi que favoriser la compétition entre une perception « objective » (l’illusion référentielle mise en œuvre par le développement du roman réaliste) et une expérience subjective de la réalité, qui s’éprouve dans le rêve et l’hallucination[19].

Mais cela n’est pas non plus sans rapport avec l’époque victorienne elle-même. Le champ littéraire britannique a été traversé par des formes d’écriture « domestiques » des colonies. Charlotte Brontë, Charles Dickens ou George Eliot évoquent l’Inde ou l’Afrique d’une manière distanciée, au travers de personnages secondaires ou de récits de seconde main, ou bien en mettant en scène des personnages sur le point de s’embarquer pour les Indes et qui se ravisent au dernier moment. La veine fantastique du roman anglais, quant à elle, représente les confins de l’Empire par encadrements, au moyen de rêves et de cauchemars, de visions du passé ou d’hallucinations. Une culture « stay-at-home[20]» des sphères périphériques de l’Empire, et donc, de voyage immobile, est ainsi à l’œuvre dans la littérature britannique et plus généralement dans l’habitus des lecteurs de l’époque.

Enfin, les « révélations » supposent l’idée omniprésente, dans ces séries, d’un code à décrypter constitué de codes orientaux, par une tendance à l’amalgame de stéréotypes culturels divers. L’épisode « The Blind Banker » (S1E02) de Sherlock repose sur des énigmes apparaissant un peu partout à Londres et qui semblent provoquer des morts inexpliquées. C’est finalement au crime organisé chinois ( le « Black Lotus ») que sont liées ces séquences cryptiques. Le langage du Démon qui se manifeste pendant les scènes de possession (le Verbis Diablo) dans Penny Dreadful évoque des prophéties à interpréter, reposant sur un mélange de plusieurs langues et écritures anciennes. À l’image du pot-pourri décoratif de la maison d’un égyptologue, Mr Lyle, visitée par les personnages de Penny Dreadful, qui contient des styles « japonais, birman, égyptien » (S1E02), le demi-monde néo-victorien est une sorte de mélange hétéroclite et indistinct de cultures.

 Le personnage de séries néo-victoriennes est plongé par intermittences dans un ailleurs complexe et mystérieux qu’il faut déchiffrer et interpréter. Les visions supposent des signes, des codes, des indices, et ouvrent ainsi à l’importance de la médiatisation de la représentation de l’ailleurs.

Appareils optiques et modes de lucidité : sensibilité du regard et voyages

« What a dizziyng panorama ! » (« Quel panorama étourdissant ! »), s’écrit l’égyptologue, Mr Lyle, au cours d’une scène de bal de Penny Dreadful. Walter Benjamin a fait des passages parisiens le signe de toute la Belle Époque[21]. On peut faire une analyse similaire des dispositifs optiques en vogue à l’époque victorienne : les panoramas, dioramas, mais aussi stéréoscopes, kinétoscopes, etc. inscrivent une visualité d’époque, de plus en plus médiatisée.

Les séries « néo-victoriennes » survalorisent ce type d’expérience dans les narrations, offrant des séquences de spectacles (le théâtre Grand-guignol dans Penny Dreadful, le théâtre macabre ambulant dans The Frankenstein Chronicles) et de mises en scène de lanternes magiques ou de cinématographes. Les spectacles et appareils optiques restent liés au retour des morts : un dialogue entre Miss Ives et Dorian Gray dans Penny Dreadful évoque très clairement cette relation symbiotique (S1E06) en supposant qu’à chaque photographie, un élément de l’âme est dérobé. Sherlock et Dracula, séries situées (en partie) dans le Londres contemporain mettent en scène, cette fois, caméras de surveillance et téléphones qui sont intégrés dans les dispositifs détectives avec une tonalité fantastique.

Ces motifs s’interprètent aisément comme la marque d’un geste autoréflexif visant à tracer une ligne directe entre les dispositifs victoriens et nos modes de visualité faits de prolifération d’écrans. L’époque victorienne apparaît comme le lieu de naissance d’un paradigme révolu mais cependant continu avec le nôtre, constitué par un imaginaire fait de deux pôles ; l’illusion et la fantaisie d’un côté, la machinerie de l’autre. C’est même tout un paradigme de l’immersion dans l’image mouvante qui est à l’œuvre dans la modernité, comme la phrase citée de Jacques Aumont en introduction de cet article le mobilise, en comparant le voyage en train et l’expérience de la salle de cinéma (« œil mobile, corps immobile, tout est là[22] »). Dans les deux cas, c’est le déplacement des yeux, et non du corps, qui fonde cet imaginaire du voyage immobile emblématique de la modernité. Jonathan Crary a ainsi analysé la manière dont le développement fulgurant des dispositifs optiques a forgé, à l’époque victorienne, de nouvelles formes de sensibilité[23]. L’« immersion » du spectateur au cinéma ne serait que l’aboutissement, au XXe siècle, d’un paradigme de la visualité médiatisée et développée au siècle précédent, « siècle du regard[24] ». Si la notion d’ « immersion » est aujourd’hui débattue, tant les expériences interactives et augmentées à l’ère du numérique en soulignent l’insuffisance conceptuelle[25], les séries posent quant à elles des problèmes d’engagement des spectateurs sur la durée, compte tenu de leur format « à la chaîne[26] ».

Cependant, les appareils qui émaillent les séries ne sont pas directement liés aux « visions » : en effet, celles-ci assaillent directement le personnage. Généralement, les appareils et spectacles n’amènent pas grand-chose à la résolution de l’intrigue : ni l’observation au microscope par le docteur Frankenstein et Van Helsing dans Penny Dreadful, ni le codage dans Sherlock, ni les dispositifs pré-cinématographiques de Ripper street (par exemple S1E01) ne font véritablement avancer les personnages dans leur quête. Sébastien Lefait a analysé le réseau d’allusions à la photographie dans Penny Dreadful en évoquant sa dimension de « mausolée », qui tend à muséifier la chose littéraire[27]. Un phénomène similaire est à l’œuvre en ce qui concerne la représentation de l’immersion : ces séries traitent les appareils optiques et les spectacles sur un mode à la fois nostalgique et muséifiant, en montrant leur aspect déjà obsolète.

Faut-il y voir des formes d’allusion à l’obsolescence programmée des formes d’images animées contemporaines, y compris celles que les séries nous montrent ? Par moments, Penny Dreadful joue sur d’autres modes de « visions » et de projections dans le demi-monde : l’hypnotiseuse de la troisième saison, Dr Seward, elle-même réincarnation d’une sorcière ayant auparavant aidé Miss Ives, apparaît physiquement dans les moments que Miss Ives est en train de revivre. Les modes d’immersion sont ainsi presque inversés, comme si ces « visions » tenaient parfois de la Réalité virtuelle (VR), et d’autres fois de la Réalité Augmentée (RA). Cette évolution des représentations fictives de l’immersion ne traduit-elle pas des formes d’angoisse envers la démultiplication contemporaine des supports et des modes d’engagements du spectateur ?

 Si, pour Sébastien Lefait, « Penny Dreadful est un symptôme de la place qu’accorde une culture aujourd’hui médiatique et mondialisée à la littérature[28] », notamment par son usage du thème de la possession, l’on peut aussi penser les séries comme symptômes d’une perception actuelle de l’expérience d’immersion : évolutive et transmédiale, l’interactivité réelle ou métaphorique demeure un horizon. Menaçante ou source de créativité pour les formes classiques d’images animées, l’interactivité peut se déplacer, dans les séries, dans des séquences qui thématisent les différentes modalités – passées, présentes et futures – de l’immersion.

 

Dotées d’une capacité révélatrice, les « visions » gothiques néo-victoriennes ne nous montrent pas uniquement des fantômes de l’époque victorienne, mais nous confrontent également à une forme de lucidité dirigée vers le récit. Ces séquences soulignent certains problèmes d’engagement du spectateur posés par la fiction à format sériel et qui peuvent constituer un paradoxe : hantés par ces constructions complexes, ces intrigues populaires émaillées de retours en arrière et de références intertextuelles, les spectateurs programmés par ces séries ne sont pas sans rapport avec des spectateurs, sinon « émancipés [29]», du moins actifs dans l’élaboration du récit. Images se sachant images, les « visions » gothiques néo-victoriennes soulignent la capacité qu’ont les narrations contemporaines à nous « posséder » (à nous faire presser instantanément le bouton de l’épisode suivant dans la logique du binge-watching), à nous projeter dans différentes types de chronotopes aux imbrications parfois complexes, ainsi qu’à agir comme instruments de révélation, par exemple en nous permettant de mesurer les écarts idéologiques que posent différentes représentations d’époques à la fois fétichisées et condamnées.

Voyages dans le temps et dans la psyché des personnages, récréations des voyages immobiles dans l’exotisme de l’époque victorienne, les « visions » des séries néo-victoriennes offrent une image autoréflexive de la contradiction contemporaine du spectateur de séries : « immergé » mais lucide sur la dimension ludique de ces productions, tenté par une expérience transmédiale et augmentée de l’image animée mais désireux de faire défiler le récit vers son point de dénouement.

Notes de pied de page

  1. ^  Jacques Aumont, L’Œil interminable, Paris, Séguier, p. 44-45.
  2. ^  Voir Oliver Grau sur l’histoire des théories de l’immersion : Virtual Art : From Illusion to Immersion, Cambridge, Mass., MIT Press, 2003.
  3. ^  Jean-François Marmontel, article « Décoration (opéra) », in Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences : des arts et des métiers, vol. 4, éd. Denis Diderot et Jean le Rond d’Alembert, 1754, p. 701.
  4. ^  Raymond Bellour, Le Corps du cinéma, hypnoses, émotions, animalités, Paris, P.O.L, 2009.
  5. ^  Alfred Gell, « La Technologie de l’enchantement et l’enchantement de la technologie », in Technologie de l’enchantement, Pour une histoire multidisciplinaire de l'illusion, Angela Braito et Yves Citton (dir.), Grenoble, Éditions littéraires et linguistiques de l'université de Grenoble, 2014.
  6. ^ Edward Saïd, L’Orientalisme : L’Orient créé par l’Occident, Catherine Malamoud (trad.), Paris, Éditions du Seuil, coll. « La couleur des idées », 2003.
  7. ^  Alexis Pichard, Le nouvel Âge d’or des séries américaines, Paris, Éditions Le Manuscrit, 2011.
  8. ^  Richard Saint-Gelais, Fictions transfuges : la transfictionnalité et ses enjeux, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Poétique », 2011.
  9. ^  Le Larousse mentionne ainsi ces diverses acceptions du mot « visions » : « Image mentale de quelque chose qui s'impose à l'esprit » ; « Apparition, forme, être, représentation mentale qu'on voit ou qu'on croit voir, dont on attribue l'origine à des puissances surnaturelles » et « Manière de voir, de concevoir, de comprendre quelque chose de complexe ». Dictionnaire Larousse, en ligne : https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/vision/82198?q=vision#81231, page consultée le 30 novembre 2020.
  10. ^  Richard Saint-Gelais, Fictions transfuges, op.cit.
  11. ^  Raphaël Baroni, La Tension narrative, suspense, curiosité et surprise, Paris, Seuil, 2007, p. 122.
  12. ^  Voir Allan Cameron, Modular Narratives in Contemporary Cinema, New York, Palgrave MacMillan, 2008.
  13. ^  Mireille Berton, « Flashback, trauma et répétition narrative dans les séries américaines contemporaines », Télévision n° 7, 2016, p. 173.
  14. ^  Giorgio Agamben, Qu’est-ce que le contemporain ? Maxime Rovere et Lidia Breda (trad.), Paris, Rivages, coll. « Petite bibliothèque », 2008.
  15. ^  Voir l’article de Camille Martin-Payre portant sur la figure de Dorian Gray dans Penny Dreadful à l’aune du tissu intertextuel très dense qui entoure le personnage, et qu’elle analyse comme incarnation du contretemps postmoderne : Camille Martin-Payre, « “One of us”: Dorian Gray, Untimeliness, and Penny Dreadful’s Contemporary Victoriana », Polysèmes n023, 2020, en ligne : http://journals.openedition.org/polysemes/7052 , page consultée le 31 octobre 2020.
  16. ^  Antonija Primorac et Monika Pietrzak-Franger, « Introduction : What is Global Neo-victorianism? » in Neo-Victorian Studies n0 81, 2015, p. 1.
  17. ^  Voir Jaine Chemmachery, « Orientalising London and the Victorian Era: Questioning Neo-Victorian Politics and Ideologies », Polysèmes, n0 23, 2020, en ligne : http://journals.openedition.org/polysemes/7382; page consultée le 31 octobre 2020.
  18. ^  Edward Saïd, L’Orientalisme : L’Orient créé par l’Occident, trad. de l’anglais par Catherine Malamoud, Paris, Seuil, 2003, « La couleur des idées ».
  19. ^  Voir Carol T. Christ et John O. Jordan, « Introduction », in Victorian Literature and the Victorian Visual Imagination, Carol T. Christ et John O. Jordan (dir.), Oakland, CA, University of California Press, 1995, en ligne : https://publishing.cdlib.org/ucpressebooks/view?docId=ft296nb16b&doc.view=content&chunk.id=d0e207&toc.depth=1&anchor.id=bkd0e273&brand=eschol, page consultée le 31 octobre 2020.
  20. ^  Margery Sabin, « Colonial India and Victorian Storytelling », in The Oxford Handbook of the Victorian Novel, Lisa Rodensky (dir.), 2013, édition en ligne (accessible via abonnement).
  21. ^  Walter Benjamin (1935), Paris, Capitale du XIXème, Le Livre des passages, Jean Lacoste (trad), Paris, Les Éditions du Cerf, 1993.
  22. ^  Jacques Aumont, op.cit., p.44-45.
  23. ^  Jonathan Crary, Techniques of the Observer : Vision and Modernity in the XIXth Century, Cambridge, Mass., MIT Press, 1990.
  24. ^  Philippe Hamon, Imageries : Littérature et image au XIXe siècle, Paris, José Corti, coll. « Les Essais », 2001.
  25. ^  Voir par exemple Francesco Casetti, The Lumière Galaxy: Seven Key Words for the Cinema to Come, New York, Columbia University Press, coll. « Film and culture », 2015.
  26. ^  Mathieu Letourneux, Fictions à la chaîne : littératures sérielles et culture médiatique, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 2017.
  27. ^  Sébastien Lefait, « Monstrueuse Convergence ? Penny Dreadful, ou la littérature à l’épreuve de la transmédialité », TV/Series, n0 12, 2017 en ligne, URL : http://journals.openedition.org/tvseries/2162m, page consultée le 31 octobre 2020.
  28. ^  Ibid., p.2.
  29. ^  Jacques Rancière, Le Spectateur émancipé, Paris, La Fabrique, 2008.

Référence électronique

Jessy NEAU, « « Visions » dans les séries fantastiques néo-victoriennes : voyages dans les demi-mondes de la fiction », Astrolabe - ISSN 2102-538X [En ligne], Le Voyage immobile (décembre 2020), mis en ligne le 03/12/2020, URL : https://www.crlv.org/articles/visions-dans-series-fantastiques-neo-victoriennes-voyages-dans-demi-mondes-fiction