Voyageur manqué et cosmopolite de fauteuil : le cas León de Greiff

Dans la littérature latino-américaine du XXe siècle, de nombreux écrivains ont fait du voyage une partie fondamentale de leur vie et de leurs écrits. Au début du XXe siècle, le modernista Rubén Dario est le modèle du voyageur lettré. Ses déplacements à travers l’Amérique et l’Europe deviennent pour lui des matériaux poétiques essentiels. À leur tour, les vanguardistas revendiquent ce même désir cosmopolite. Vicente Huidobro, par example, circule constamment entre Paris, Madrid, Santiago et New York. Toujours en transit, il projette la vitesse et la spectacularité des métropoles dans ses textes. Bien d’autres encore ont nourri leurs ouvrages d’expériences de voyage. Mais qu’il s’agisse d’écrivains qui parcourent la planète en tant que touristes (Dario), qu’ils voyagent comme diplomates (Octavio Paz, Pablo Neruda), ou qu’ils prennent la voie de l’exil (Julio Cortázar, Roberto Bolaño), leurs créations sont issues de l’expérience directe d’être ailleurs. Néanmoins, le deseo de mundo[1] qui caractérise la littérature latino-américaine n’a pas toujours poussé les écrivains à partir. Nombreux sont les écrivains qui par choix ou par destin accomplissent des explorations fantastiques sans avoir à quitter leur chambre. C’est le cas de Julián del Casal, José Lezama Lima et León de Greiff.

De Greiff est probablement le moins célèbre de ces poètes. Il est certes une figure centrale dans la littérature colombienne, mais ses livres ne sont pas très connus hors des frontières de son pays[2]. Il a publié huit recueils de poésie en tout, qu’il nomme ironiquement « mamotretos » pour souligner l’anachronisme résolu de sa poésie[3]. Dans ses textes, il fait une assimilation capricieuse et volontairement désorganisée d’éléments provenant de la poésie des jongleurs médiévaux, de la littérature baroque espagnole, du symbolisme français, des récits du Moyen-Orient et de la mythologie nordique, entre autres. Tantôt il se présente comme l’ami et le contemporain de François Villon[4] ; tantôt il est en colloque amoureux avec Shéhérazade. Cette pratique d’accumulation hétéroclite de références révèle, d’un côté, son désir d’engagement avec le monde et la nécessité de revendiquer une identité d’intellectuel cosmopolite. Mais de l’autre côté, elle met en évidence le fait que sa connaissance du monde est limitée à l’espace d’une bibliothèque composite.

Né à Medellin, en 1895, de Greiff passe ses premières années dans cette ville, où l’industrialisation et la formation d’une classe bourgeoise transforment progressivement le paysage et les structures sociales d’une région encore provinciale. Provenant d’une famille d’immigrés allemands et suédois, il a accès à la collection de livres de sa famille, où il lit des auteurs européens qui marqueront son travail. À l’âge de 19 ans, il part pour Bogotá, où il occupe différents postes administratifs qui lui laissent le temps d’écrire et de mener une vie de bohème. Il ne voyage pas durant ces années ; s’il parcourt la planète, c’est à travers ses lectures et en dirigeant les voyages disparates de ses hétéronymes et des personnages qu’il crée dans ses poèmes. Ce n’est qu’à l’âge de cinquante ans qu’il réussit à s’embarquer pour son premier voyage vers l’Europe, la Chine et l’URSS. Plus tard, en 1959, il est envoyé en Suède comme secrétaire de l’Ambassade de Colombie, poste qu’il occupe jusqu’en 1963. Mais ces périples tardifs n’ont pas eu d’impact sur son univers littéraire. Bien au contraire, les textes qu’il produit dans les années soixante et soixante-dix viennent s’assimiler au corpus poétique dont l’imaginaire cosmopolite était fixé depuis des décennies[5].

Malgré l’immobilité de l’auteur, le voyage demeure un sujet central de sa littérature. Les personnages les plus importants de ses poèmes sont presque tous des aventuriers qui arpentent la planète : on y trouve des troubadours, des navigateurs qui suivent les routes d’Ulysse, des Vikings égarés dans les tropiques, des vagabonds qui traversent les steppes de l’Asie Centrale. Pourtant, ses œuvres n’ont pas encore fait l’objet d’études liées au domaine de la littérature viatique. Comment expliquer cette absence d’intérêt critique ? En premier lieu, les poèmes greiffiens ne s’articulent pas selon les conventions des récits de voyage canoniques (tels que les récits touristiques, les souvenirs de voyages, les récits d’exploration), puisqu’ils ne font pas un usage strict de la fonction référentielle. Les repères géographiques et les références cartographiques que l’on trouve dans ses textes ne respectent pas des critères objectifs. Ses déplacements fictifs rompent avec la linéarité chronologique et la distribution géographique des espaces. En conséquence, on ne peut pas y trouver la relation de correspondance avec le réel qui caractérise les récits de voyages plus traditionnels. La construction des espaces dans l’œuvre greiffienne est assujettie à une logique intertextuelle subjective et non pas à une exigence mimétique. Deuxièmement, même si la littérature greiffienne propose des voyages imaginaires, ces derniers ne s’adaptent pas aux formes conventionnelles du genre des parcours fictionnels. On ne trouve pas dans ses pages une volonté de construire un déplacement vers des mondes alternatifs comme ceux qui caractérisent les romans de science-fiction, et moins encore une narration utopique ou dystopique. De cette façon, ses textes ne se confrontent pas à l’aporie de l’hétérogénéité par rapport à la réalité, étudiée par Christine Montalbetti comme l’une des problématiques qui caractérisent la dynamique de représentation des récits de voyage[6].

Dans les pages suivantes, on propose de situer la poésie greiffienne dans le cadre des débats sur la littérature de voyage, afin de mieux comprendre son œuvre comme un voyage intellectuel qui s’accomplit dans l’espace immobile et symbolique de la bibliothèque. La première partie examine la configuration de l’identité du voyageur manqué. Cette catégorie nous permettra ensuite de proposer l’espace de l’archive comme le territoire de ses déplacements intellectuels. Enfin, on étudiera comment l’approche de l’espace symbolique de la bibliothèque agit à la manière d’un exercice de déterritorialisation qui répond à un projet de revendication culturelle et géopolitique.

Le voyageur manqué

Au cœur de son œuvre, il y a une opposition entre désir et impossibilité. León de Greiff cherche à se définir par rapport à une pulsion cosmopolite ; il se présente comme un grand connaisseur du monde. Pourtant, sa pulsion centrifuge se voit frustrée par son statisme. Pris dans cette antinomie, le poète colombien choisit de construire une identité autour de cette contradiction : il se reconnaît dans la figure du voyageur manqué. Cette identification apparaît dans la « Ballade de la mer non vue » :

Je n’ai pas vu la mer.

Mes yeux vagabonds

– voyageurs inapaisés –, connaissent les cieux, les mondes, […]

N’ont pas vu la mer, mes yeux […].[7]

Ce poème se construit autour d’une absence fondamentale : celle de la mer, présente ici en tant que métonyme du voyage. L’impossibilité de pénétrer dans cet espace doit être comprise comme l’incapacité d’accomplir les explorations rêvées. Dans la « Ballade », de Greiff utilise des schémas de répétition et de contraste pour signaler la nécessité de s’auto-définir par voie négative. Puisque ce qu’il désire est précisément ce qui lui échappe, sa dynamique libidinale est structurée par une absence constitutive. Si le poète vise une identité qui correspond au prototype de l’explorateur manqué, il faut que la mer et le voyage restent inatteignables.

Cette relation entre désir et définition de soi est très proche des idées présentées par Jacques Lacan à propos des structures du désir. Dans son séminaire « Le moi dans la théorie de Freud », Lacan considère que :

Le désir est un rapport d’être manqué [...] L’être vient à exister en fonction même de ce manque. C'est en fonction de ce manque, dans l’expérience de désir, que l’être arrive à un sentiment de soi par rapport à l’être. C’est de la poursuite de cet au-delà qui n’est rien, qu’il revient au sentiment d’un être conscient de soi, qui n’est que son propre reflet dans le monde des choses[8].

Le rapport entre la conscience de soi et l’attachement à une absence peut nous servir d’outil d’interprétation pour d’autres textes qui reproduisent cette logique. C’est le cas du personnage de la « Balladette en Mi », qui se présente comme descendant d’une race d’aventuriers, né par erreur dans un territoire étranger : « Viking dégradé, je suis poète / (et dans ces tropiques) ![9]». Ce loup de mer échoué est une projection du poète qui, faisant appel à sa généalogie scandinave, se présente comme un individu déplacé. De la même façon qu’il se définit comme « celui qui aurait pu être », d’autres personnages de son œuvre apparaissent aussi comme « ceux qui auraient pu parcourir le monde ». Notons que souvent, les obstacles qui les empêchent de partir ne dépendent pas de leur volonté : ou bien ils sont arrivés trop tard, ou bien ils ont été abandonnés par leur équipage, comme dans la « Chanson des navires, d’Ulysse, de Calypso, et de l’aventure » :

Hier sont partis les navires.

Il ne nous reste pas une seule bûche pour le voyage.

Reste avec toi-même, naïf, fugitif

Manqué, – dans ta prison incontournable[10].

Dans d’autres cas le voyage n’a pas été annulé, mais il est une fiction de la mémoire et de la fantaisie, comme dans « Rhapsodie pour Miguel de Zulaibar » :

Nostalgies des ports exotiques ! Femmes parfumées ! [...] L’Odyssée est finie. Maintenant nous sommes deux vieux marins [...] Camarade en aventures fantastiques. Compagnon de mon voyage : mon voyage réel et hypothétique – autour des Mondes, à travers les mers impénétrables ! [...][11].

Malgré l’accent nostalgique de cette prose qui chante les joies perdues d’un aventurier dans son dernier âge, ce n’est pas un texte de vieillesse. La composition date de 1920. Nous soulignons dans la citation le mot hypothétique pour noter que le voyage évoqué se révèle, de l’aveu même du narrateur, plus imaginaire que réel. C’est dans le domaine intangible de la rêverie que les déplacements s’opèrent. Au lieu de descriptions, le poème reprend des conventions littéraires tels les ports, les femmes exotiques innommées qui, faute d’être peintes plus précisément, réveillent chez le lecteur une multiplicité d’associations livresques.

« L’invitation au voyage » intellectuel

Il existe de nombreux livres qui nous offrent la possibilité de nous déplacer vers d’autres pays sans avoir à quitter notre fauteuil. Ceci est l’un des éléments les plus attirants de la lecture des récits de voyage qui nous mènent vers des pays lointains et nous guident vers de nouveaux paysages. Mais l’expérience que nous offre la lecture de León de Greiff n’est pas de celles-là. Puisque lui-même ne voyage pas, ses textes ne respectent pas de logique référentielle et, comme nous le verrons plus tard, les trajets que suivent ses personnages ne respectent pas les limitations de la géographie. Quelle est donc la nature de son invitation au voyage ? À partir de l’endroit fermé et emmuraillé de livres de sa bibliothèque, il veut nous emmener vers les routes de ses propres voyages intellectuels. Dès son premier livre, il configure l’espace d’énonciation symbolique de ses parcours « Papiers, grimoires, pavés, bouquins, / Mon inertie, tardivement, remue et désordonne… / Par la fenêtre, un ciel bleu […][12]». Cette chambre fermée, chaotique, à peine illuminée, n’est pas exactement l’endroit qu’on associe à la figure de l’écrivain voyageur ni au cosmopolite de fauteuil. On n’y retrouve pas le riche cabinet de curiosités ni une collection de volumes organisée selon des critères scientifiques, nets et stricts. Bien au contraire, les rayons saturés de livres mal organisés, le désordre et l’éloignement du monde créent une ambiance de réclusion. Mais cette situation ne limite pas sa capacité imaginative. De Greiff profite de cette encloîtrement pour s’embarquer dans des rêveries littéraires. L’espace de ses déplacements sera l’archive inépuisable dont il dispose. La surabondance de cette bibliothèque devient un univers caché à l’intérieur duquel il trace des cartographies alternatives.

León de Greiff est un lecteur assidu des écrivains français de la fin du XIXe siècle, dont il reconnaît l’influence fondamentale. Il reprend de ces lectures des formes littéraires et des sujets poétiques. « L’invitation au voyage » est précisément l’un de ces motifs. Dans le texte de Baudelaire dont provient cette expression, la voix du poète invite à s’échapper en rêvant vers des espaces idéaux où « tout n’est qu’ordre et beauté / luxe, calme et volupté[13] ». Ce qu’on trouve chez León de Greiff n’est pas une imitation fidèle de cette attitude, ainsi que le démontre le poème-diptyque « Brève chanson de fuite » :

 

Ô, Dunyazad, fuyons vers le Nord éclatant

Loin des forêts humides du fertile Équateur…

 

- Erik Fjordsson: Allons vers le Nord, le nord rutilant

Berceau de ta race sauvage et puissante.

                                  […]

Partons vers l’Orient, Ô Gazelle:

Que Sinbad l’Ulysse

hisse les voiles de son navire fuyant

Les voiles qui vainc la bourrasque

Et qui se rend à ton désir…

 

-Viking, viking, allons-y, pèlerins

Partons à l’aventure […][14]        

 

La première voix exhorte à un voyage vers le Nord, songeant à un paysage scandinave lointain et féerique. La deuxième se tourne vers les territoires légendaires du Moyen-Orient. La direction des voyages proposés déroute, car aucun trajet cohérent ne s’y dessine. Il ne s’agit pas d’un voyage en « Cythère » comme dans les poèmes de Baudelaire[15]. Tandis que le poète français présente le voyage comme mouvement d’évasion, de Greiff l’emploie comme articulation de dialogues cosmopolites. Si les parcours tracés ne s’accommodent pas avec les cartes géographiques, c’est parce qu’ils ne dépendent pas des territoires physiques. L’espace que le poète colombien explore est celui de son archive. Pour soutenir cette affirmation, soulignons un aspect intéressant du diptyque : on retrouve un dialogue entre deux personnages littéraires qui, en dehors du texte, ne se seraient jamais rencontrés. Dunyazad, la sœur de Shéhérazade, est un personnage secondaire dans Les Mille et une nuits. Erik Fjordsson est un alter ego créé par León de Greiff qui incarne la figure légendaire du Viking. Le mouvement de va-et-vient entre l’Orient et le Nord est possible seulement sur un champ de circulation imaginaire à travers une collection éclectique de volumes. On ne bouge pas d’un pays à l’autre, mais on se déplace d’un livre à l’autre.

Dans les discussions sur la place de la bibliothèque dans la littérature viatique et les récits de voyage, cet espace apparaît souvent comme une dimension intermédiaire. Christine Montalbetti (1997)[16], Jean-Marc Moura (2008)[17], et Roland le Huenen (1987)[18] signalent que la relation entre l’archive et l’écriture est une question incontournable et problématique. Quel que soit l’usage que chaque écrivain fait des textes lus et des discours préalables, chaque nouveau texte s’inscrit dans un réseau intertextuel et dialogique qui a une énorme influence sur son rapport référentiel avec le réel, ainsi que sur les questions d’originalité et d’autonomie littéraire. Autant certains textes peuvent être utilisés comme références et philtres qui jalonnent l’écriture, autant d’autres discours précédents peuvent étancher la construction des récits afin d’éviter la répétition et la redite de ce qui a déjà été décrit dans d’autres textes. Montalbetti observe que l’écrivain entretient avec la bibliothèque un rapport qui est, d’une part, « de l’ordre de la répétition » et, d’autre part, de l’ordre de la « modélisation[19]». Dans le contexte de ces débats, la littérature greiffiene présente un cas particulier. Parce que le poète colombien ne cherche pas à rendre compte d’une réalité objective, ni à communiquer fidèlement un récit de « choses vues », la question du risque de répétition ne se pose pas. La redite et la répétition deviennent pour lui des stratégies textuelles qui lui permettent de construire son espace de circulation. Chaque élément qu’il emprunte à l’archive littéraire est ajouté à la géographie de son propre univers poétique. Dans la logique de cette pratique littéraire, la bibliothèque n’est pas un subsidiaire du réel ni un instrument de médiation. Elle constitue, en elle-même, son propre espace de référence.

Les considérations précédentes nous permettent de comprendre un élément fondamental de la logique du déplacement greiffien. L’absence de mouvement sur le plan biographique n’exclut pas l’existence d’une poétique nomade. Si l’on accepte que son territoire de circulation soit celui de l’espace littéraire, on reconnaît très facilement une logique de l’errance et de l’exploration. De Greiff se déplace en toute liberté dans ce territoire qui revendique son autonomie et qui se replie sur ses propres frontières. La vraie cartographie de ses déplacements est celle de la bibliothèque, qu’il traverse comme un espace lisse : un espace sans démarcations définies, ouvert à une polyvocité de directions et de trajectoires.

De Greiff revient à plusieurs reprises sur le sujet de l’invitation au voyage. Pourquoi retourne-t-il si souvent à cet appel ? vers qui son appel se dirige-t-il ? Cette « invitation au voyage » ne peut rester seulement un jeu poétique intratextuel. Cette incitation est dirigée, pensons nous, vers ses contemporains latino-américains qui, comme lui, ne peuvent pas voyager. L’invitation du poète a comme but d’inciter à pénétrer de façon capricieuse et rebelle dans l’espace de l’archive littéraire mondiale. Pour communiquer le ton et l’urgence de cet impératif, nous emprunterons une expression utilisée par Piedad Bonnett : de Greiff incite les lecteurs à « faire [un] pillage[20] » créatif de l’histoire et de la tradition littéraires. Il voudrait que, comme lui, on devienne des nomades de bibliothèque[21].

Le hasard des voyages : la carte e(s)t l’archive

Selon Gilles Deleuze et Félix Guattari, le nomade est « le déterritorialisé par excellence[22]» parce que son rapport à la terre est celui d’une constante fluctuation. Ses mouvements n’ont pas de téléologie et n’aboutissent pas à une stabilisation des coordonnées. La littérature du poète colombien fait écho à ces postulats et il n’est pas difficile d’y trouver des exemples de cette logique d’errance, comme dans cette composition :

Je veux seulement m’en aller, errer – viandant

Indifférent – m’en aller, errer, sans but.[…]

Je veux seulement m’en aller, errer, solitaire

Me balader, suivre le hasard, mon inéluctable caprice.[…][23]

Ce poème est une déclaration de principes nomades où l’accumulation de synonymes est une stratégie pour présenter le mouvement comme un état d’entropie. Puisque le narrateur renonce à la possibilité de se diriger vers un but, l’errance se manifeste comme une finalité en soi. La volonté de perpétuer le voyage est ici liée à l’imprévisibilité. Le parcours choisi par de Greiff est celui du hasard, des rencontres non planifiées. Le « Récit de Harald l’Obscur » nous offre d’autres exemples de ce genre de cartes de navigation : « Notre vaisseau pirate / Cinglera tous les océans vers le hasard, le hasard, le hasard… / Par tous les chemins nous érigerons notre tente tzigane d’aventuriers [...][24]». Le personnage qui prend la parole est aussi instable dans son identité que dans le parcours de ses déplacements. Il se présente alternativement comme Harald l’Obscur, Tristan et Lancelot. Cette oscillation identitaire est interprétée par Óscar Salamanca comme la manifestation d’un « moi discontinu », une individualité qui ne s’articule pas autour d’un principe d’univocité organiciste[25]. Nous partageons cette lecture et nous voulons proposer un commentaire dans la même lignée par rapport à sa conception de l’espace. Non seulement la subjectivité mais aussi ses relations avec l’espace et le temps s’avèrent discontinues. Le « Récit » suit un système de coordonnées basé sur l’improvisation qui opère par une logique de l’intermittence et qui situe ses déplacements dans un espace purement littéraire.

Un autre exemple de cette poétique du vagabondage est le « Récit des postes et des métiers ». Ce poème énumère les occupations et traversées funambulesques du narrateur : « J’ai essayé tous les métiers. / J’ai cinglé à la dérive, sans logique et sans chronologie – en désordre – / Je vais raconter mes périples, je vais dire les emplois qui ont nourri mes loisirs […][26] ». Ces premiers vers annoncent l’inventaire des endroits visités et des occupations acquises par Beremundo, qui s’étend sur une vingtaine de pages. Tout au long de ce poème-livre-de-bord on suit les déambulations d’un nomade qui déstabilise les lignes de succession temporelle et la délimitation des espaces et des distances géographiques. La biographie imaginaire de ce voyageur connecte des endroits et des événements éloignés qu’il enchaîne comme s’ils étaient équidistants :

À Plaphagonie j’ai été professeur de théosophie et d’eutrapélie, d’gymnopédie et de pansophistique ;

[…]

[J’ai été] Maître de cérémonies de Guifred le Velu

[…]

J’ai été le marinier de Sinbad ; j’ai été berger de chèvres en Sicile

[…] [27]

Beremundo passe sans problème d’un endroit localisé dans l’Asie Mineure et qui appartient à l’antiquité grecque à la Catalogne du IXe siècle, pour ensuite poursuivre son voyage dans le Moyen-Orient. Ses ambulations sont un exemple de la fonction de déterritorialisation de la poésie greiffienne, qui fait en sorte que l’histoire et la géographie deviennent des espaces lisses, soutenant des traversées multidirectionnelles.

Si l’on continue la lecture du poème, on suit la construction d’une cartographie de proportions mondiales. Comme on l’a déjà souligné, les itinéraires documentent une série de lectures plutôt que des voyages. Ce que León de Greiff nous présente comme un livre de bord n’est rien d’autre qu’un catalogue de bibliothèque, la carte de circulation de sa propre archive et son itinéraire intellectuel :

J’ai voyagé avec Jules Verne et Ulysse, Magellan et Pigafetta, Salgari, Leo et Ibn-Batuta,

Avec Melville et Stevenson, Fernando González et Conrad et Sir John de Mandevelli et Marco Polo.

J’ai voyagé seul, sans Xavier de Maistre, autour de ma bibliothèque […][28].

Spatialisation de l’histoire et prise de position globale

L’élan cosmopolite greiffien cherche à s’étendre tout au long de la planète. Les exemples précédents nous permettent de corroborer cette ambition d’universalité. Ses textes peuvent être interprétés comme des exercices performatifs de création de réseaux de contact qui visent à intégrer son ouvrage dans l’espace virtuel de la littérature mondiale. Pour Mariano Siskind, cet espace est constitué d’une « constellation discursive invoquant un monde de littératures imprécisement défini par une vague notion d’universalité si bienveillante aux cultures marginées que les écrivains latino-américains y voyaient un écran où projeter leurs désirs de modernité[29] ». L’« écran » global sur lequel le Colombien se projette n’est pas exclusivement d’ordre géographique. Sa notion d’universalité est fondée aussi sur une conception très particulière de l’histoire. Non seulement il réclame le statut de citoyen du monde global avec des droits de circulation sur toute la planète, mais il se présente également comme le contemporain de toute la tradition littéraire, des temps anciens jusqu’au XXe siècle.

En 1919, T. S. Eliot publie « La tradition et le talent individuel », où il propose une interprétation novatrice du concept de la tradition. Pour Eliot, la relation de l’écrivain avec l’histoire littéraire doit être comprise comme un dialogue avec un « ordre d’existence simultanée[30] » comprenant toute la littérature, depuis Homère jusqu’à nos jours. Il est peu probable que León de Greiff ait eu accès à cette publication, mais les échos entre les propositions du poète anglo-américain et la poésie greiffienne sont remarquables. Les deux poètes se situent face à un espace imaginaire où ils se retrouvent à distance égale de Shakespeare, d’Edgar Allan Poe, de Baudelaire, de François Villon, et des écrivains d’avant-garde du XXe siècle. Ils partagent une vision non-séquentielle de l’histoire qui leur permet d’articuler des parcours ambitieux et novateurs. Dans leurs constructions poétiques, l’axe d’organisation séquentielle de la temporalité est remplacé par un principe d’organisation relationnel fondé sur des affinités artistiques, thématiques, formelles et philosophiques. Si l’on considère la désorganisation de l’archive greiffienne dans cette perspective, son aspect ludique et son apparente incohérence révèlent une facette beaucoup plus profonde et subversive. On peut y décèler une audacieuse déconstruction des catégories temporelles et une contestation des hiérarchies et des divisions géopolitiques entre centres et périphéries culturels.

Fernando Rosenberg propose d’interpreter les stratégies littéraires de spacialisation de l’histoire comme une mise en question des logiques de causalité et de subordination qui relèguent l’espace latino-américain à une position de marginalité[31]. Selon ce point de vue, il est valide de considérer que le désordre de la littérature greiffienne vient exercer un mouvement correctif. La désarticulation et la déterritorialisation de l’archive que de Greiff effectue n’est pas seulement une aventure esthétique ; elle a de profondes implications dans le domaine global de la participation et de la représentation culturelles. Le positionnement de León de Greiff sur un plan de coexistence avec la totalité virtuelle de la tradition universelle est un geste décisif de revendication qui vise à unifier l’espace latino-américain avec la totalité de la mappemonde qu’il (ré)invente. Il achève une audacieuse déterritorialisation de l’archive afin de contester sa position de marginalité envers l’Europe et les figures centrales de la tradition occidentale. Paradoxalement, l’emplacement à partir duquel il accomplit cette tâche ambitieuse est l’endroit immobile, limité, isolé de sa bibliothèque. Puisqu’il ne voyage pas, il n’est pas contraint par le monde. Au contraire, il trouve la possibilité de produire un monde à partir de l’errance de ses lectures. Á partir de son fauteuil immobile, de Greiff a essayé d’inventer une nouvelle imago mundi et une nouvelle généalogie intellectuelle qui reconnecte l’espace culturel latino-américain avec la totalité virtuelle de la culture et de la littérature mondiales.

Notes de pied de page

  1. ^ Mariano Siskind, Cosmopolitan Desires : Global Modernity and World Literature in Latin America, Evanston, Northwestern, 2014, p. 104.
  2. ^ Les traductions utilisées dans cet article sont de l’auteur.
  3. ^ Tergiversaciones, 1925 ; Libro de Signos, 1930 ; Variaciones alredor de nada, 1936 ; Prosas de Gaspar, 1937 ; Fárrago, 1954 ; Bajo el signo de Leo, 1957 ; Velero Paradójico, 1973 ; Nova et Vetera, 1973.
  4. ^ Voir Marco Ramírez Rojas, « Marginalidad del artista y reivindicación cosmopolita. León de Greiff lee a François Villon », Revista Canadiense de Estudios Hispánicos, no. 4. vol. 3, 2016, p. 606-626.
  5. ^ Le livre Correo de Estocolmo réunit les écrits de son séjour en Suède. Pour une étude de ces textes voir Julián Vásquez, El Gran Viaje Atávico: Suecia y León de Greiff, Medellin, Tambor de Arlequín, 2006.
  6. ^ « La première série des apories auxquelles se confronte l’écriture référentielle (…) consiste à prendre la mesure de l’hétérogénéité des moyens de l’écriture et de l’objet qu’elle se propose de saisir. L’incompatibilité des structures engage différents niveaux du texte (…) et aussi différentes caractéristiques définitionnelles de l’objet. Ces caractéristiques seront, tour à tour, la texture visuelle de l’espace tel qu’il s’offre au regard, sa nature exotique, le désordre de l’expérience. », Christine Montalbetti, Le Voyage, le Monde et la Bibliothèque, Paris, PUF, 1997, p. 11-12.
  7. ^ León de Greiff, Obras Completas, Bogotá, Tercer Mundo, 1975, t. I, p. 53-54.
  8. ^ Jacques Lacan, Le Moi dans la théorie de Freud et dans la Technique de la Psychanalyse : 1954-1955, Paris, Éditions du Seuil, 1978, p. 261-262.
  9. ^ León de Greiff, op. cit., t. I, p. 39.
  10. ^ Ibid., t. I, p. 341.
  11. ^ Ibid., t. I, p. 156. Emphase de l’auteur.
  12. ^ Ibid., t. I, p. 24.
  13. ^ Charles Baudelaire, Œuvres Complètes, Paris, Bibliothèque de la Pléiade, t. I, 1983, p. 53-54.
  14. ^ León de Greiff, op. cit., t. 1, p. 342-343.
  15. ^ Charles Baudelaire, op. cit., p. 118.
  16. ^ Christine Montalbetti, op. cit.
  17. ^ [Jean-Marc Moura, « Reprise, répétition, réécriture des voyages dans la fiction européenne contemporaine », La littérature dépliée : Reprise, répétition, réécriture, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2008.
  18. ^ Roland le Huenen, « Le récit de voyage : l’entrée en littérature », Études littéraires, 20 (1), 1987, p. 45–61.
  19. ^ Christine Montalbetti, op.cit, pp. 54.
  20. ^ Piedad Bonnett, « León de Greiff y los orígenes de la lírica moderna en Colombia », Texto y contexto, 14, 1988, p. 133-140.
  21. ^ Sur le nomadisme intellectuel greiffien, voir Marco Ramírez Rojas, « León de Greiff: viajero inmóvil y nómada intelectual », ILCEA, no. 41, 2020.
  22. ^ Gilles Deleuze et Félix Guattari, op. cit., p. 473.
  23. ^ León de Greiff, op. cit., t. I, p. 360-361.
  24. ^ León de Greiff, op. cit., t. I, p. 432.
  25. ^ Óscar Salamanca, « Descentramiento del sujeto y de la escritura en la poesía de León de Greiff », Estudios de Literatura Colombiana, no. 36, 2015, p. 59-79.
  26. ^ León de Greiff, op. cit., t. 2, p. 201.
  27. ^ Ibid.
  28. ^ León de Greiff, op. cit., t. 2, p. 203.
  29. ^ Mariano Siskind, op. cit., p. 104.
  30. ^ Thomas Stern Eliot, Selected Prose of T. S. Eliot, Londres, Faber and Faber, 1975, p. 38.
  31. ^ Fernando Rosenberg, The Avant-Garde and Geopolitics in Latin America, Pittsburgh University Press, 2006, p. 36-37.

Référence électronique

Marco RAMÍREZ ROJAS, « Voyageur manqué et cosmopolite de fauteuil : le cas León de Greiff », Astrolabe - ISSN 2102-538X [En ligne], Le Voyage immobile (décembre 2020), mis en ligne le 15/12/2020, URL : https://www.crlv.org/articles/voyageur-manque-cosmopolite-fauteuil-cas-leon-greiff