Xavier de Maistre autour de sa chambre : le nouvel art de voyager

En 1795 et en 1825 paraissent deux courts récits de voyages pour le moins paradoxaux : Voyage autour de ma chambre et Expédition nocturne autour de ma chambre. Leur auteur, Xavier de Maistre, frère cadet du penseur Joseph de Maistre, a mis par écrit deux voyages qu’il a effectués en chambre à Turin, le premier pendant la période du carnaval de 1790, à la suite d’un duel qui lui a valu une mise aux arrêts et une assignation à résidence de quarante-deux jours, le second dans la nuit du 3 au 4 octobre 1799, soit la veille de son départ pour rejoindre le maréchal de son armée et faire ensuite route vers la Russie. À une époque où la littérature viatique foisonne, où les expéditions à travers le monde se multiplient afin d’approfondir la connaissance humaine et étendre la puissance européenne, mais aussi où l’exotisme amène les particuliers à découvrir leur propre pays, ces petits ouvrages se démarquent par leur singulière originalité qui prend le contre-point des récits de voyages authentiques. Avec humour, Xavier de Maistre parodie les relations de circumnavigatio, et livre ainsi deux transcriptions de ses voyages sédentaires, qui se révèlent profondément ancrées dans leur temps et dans la lignée de certains auteurs de « voyages excentriques[1] », au premier rang desquels figure Laurence Sterne. Entre la fin du XVIIIe siècle et le début du XIXe siècle, ces textes font apparaître une inflexion progressive entre deux esthétiques, l’une correspondant aux Lumières, à la primauté de la raison, et au libertinage, l’autre s’appuyant sur la sensibilité, la mélancolie, et dessinant les contours du futur romantisme. Ainsi pouvons-nous les considérer selon une perspective préromantique, qui met aussi bien en avant les influences étrangères sur la littérature française que l’évolution interne de celle-ci, et qui prend en compte le contexte historique ainsi que les bouleversements politiques contemporains de la vie de Xavier de Maistre. Dans cet entre-deux-siècles mouvementé, néanmoins toujours traversé par les découvertes et explorations autour du globe, le Voyage et l’Expédition nocturne sont le reflet d’une littérature en pleine mutation, mais ils apparaissent aussi comme deux textes étranges, rapportant des voyages en négatif placés sous le signe de l’imagination triomphante.

Ces récits brefs posent la question de l’appropriation, de l’assimilation et du renversement de codes et de références littéraires et culturelles, dans la perspective d’une production intertextuelle préromantique et d’un renouvellement de la littérature de voyage. Xavier de Maistre promeut une nouvelle façon de voyager qui émerge à partir d’un contexte historique et personnel ainsi que d’un héritage culturel et littéraire qu’il s’amuse à détourner. Quels sont les caractéristiques et les enjeux de cette prise de distance, de ce jeu de construction et de reconstruction, qui lui permettent de faire œuvre de nouveauté au sein de la littérature viatique ?

L’intérêt de ces deux voyages réside d’abord dans leur dimension parodique, qui pose l’enjeu d’une écriture humoristique et palimpseste. Mis en mouvement par le paradoxe, ils se caractérisent également par un jeu de la représentation qui met en lumière leur théâtralité. Néanmoins, le déploiement de ce jeu laisse subsister la question du lien entre le réel et l’imaginaire, entre le physique et le métaphysique, ainsi que le problème de définition du genre : le voyage et l’expédition nocturne se font certes sur les ailes de l’imagination, mais sont-ils véritablement des voyages imaginaires ?

1. Des voyages parodiques, ou l’écriture palimpseste

Xavier de Maistre donne le ton de ses textes dès leur titre respectif : Voyage autour de ma chambre et Expédition nocturne autour de ma chambre résument de manière programmatique les deux récits qu’ils annoncent, et instaurent le cadre et l’atmosphère parodiques destinés au détournement humoristique de la littérature viatique. Il y a donc singularisation à partir du renouvellement de ce genre littéraire, mais aussi et en même temps inscription dans une épaisseur textuelle.

Des « voyages autotéliques[2] »

Malgré la distance temporelle qui sépare les deux textes, ceux-ci forment une unité qui repose sur un mélange des genres. Ainsi Xavier de Maistre érige-t-il un pont entre le XVIIIe et le XIXe siècles. Cette unité repose d’abord sur l’écho entre les titres, a fortiori sur la manière de voyager, commune aux deux périples narrés. L’antithèse entre les substantifs « voyage » et « expédition » et le complément circonstanciel « autour de ma chambre » crée une tension entre expansion et claustration qui non seulement attise la curiosité du lecteur, mais aussi et surtout porte les enjeux de ces textes : le déplacement spatial se voit anéanti, du moins limité, par le cadre restreint de la pièce dans laquelle il se déroule et par l’intention parodique. Les deux titres affichent ainsi un ancrage dans la littérature viatique, mais ils font simultanément un pas de côté, grâce à une pirouette qui permet un mouvement réflexif du genre viatique sur lui-même. L’unité formée repose également sur un effet de continuité établi entre les deux textes. L’Expédition nocturne ne commence pas par l’expédition à proprement parler : les chapitres 1 à 6 peuvent être considérés comme les préparatifs de celle-ci, au cours desquels Xavier de Maistre explique comment il a été amené à effectuer ce second voyage en chambre. C’est grâce à ces chapitres qu’il parvient à combiner le Voyage et l’Expédition nocturne en une suite, un diptyque qui fait système : il se souvient d’abord de la chambre dans laquelle il a réalisé son premier périple sédentaire ; puis il raconte ce que sont devenus, dans l’intervalle des trente années, ses deux compagnons de voyage, à savoir son domestique Joannetti et sa chienne Rosine ; enfin il fait brièvement part de ce qui est advenu du système de l’âme et de la bête qu’il avait formulé également dans le Voyage. Ces chapitres sont donc le moyen pour Xavier de Maistre d’« être parfaitement en règle[3] » avec le lecteur : il tisse un lien de complicité avec ce dernier tout en établissant une continuité entre ses textes. Cette imbrication contribue à faire de ces derniers deux petits cosmos qui, au-delà de la clôture de la chambre, maintiennent une ouverture sur l’extérieur. Ce contact repose sur le dialogue entre le narrateur et le lecteur, sur l’intertextualité, et sur les références aux événements historiques contemporains du voyage et de l’expédition – le bouleversement de la Révolution française apparaît ainsi dans les deux textes, de manière métaphorique ou non. En outre, la tension entre la claustration et l’évasion produit un tiraillement dynamique irrésistible, au centre duquel se trouve le narrateur-voyageur. Selon une dynamique égocentrique, tout se ramène à ce dernier, et le voyage n’a de sens que par rapport à lui : c’est pour cette raison que nous avons affaire à des « voyages autotéliques » (Williams E. Stewart). Sous l’angle du préromantisme, cette caractéristique autotélique permet à Xavier de Maistre d’échapper un moment aux tourments de l’histoire, en créant des bulles humoristiques et plaisantes qui mettent à distance le réel. De plus, cet « autotélisme » pousse le narrateur à une exploration de son intérieur, aussi bien son intériorité que l’intérieur de sa chambre, ce qui donne lieu à un processus d’« autophagie » dans la lignée de Rousseau : son voyage et son expédition prennent forme à partir de ses propres sentiments, émotions et réflexions, de sa mémoire et de son imagination. Du fait de leur nature autotélique, ces deux textes ne valent que par eux-mêmes et échappent ainsi au classement des genres, d’où leur dimension « excentrique » (Daniel Sangsue) qui les fait se distinguer sur la scène littéraire.

Le tissu foisonnant de l’intertextualité : l’esthétique du mélange

Cet autotélisme et cette excentricité s’appuient entre autres sur l’intertextualité, qui est une caractéristique essentielle du Voyage et de l’Expédition nocturne. Chacun constitue en effet une « mosaïque de citations[4] » : ils sont des centons littéraires dans lesquels les références littéraires et plus généralement culturelles se trouvent au service d’une écriture et d’une manière de voyager qui se veulent nouvelles. Le fait que le déplacement du narrateur-voyageur soit limité au cadre de sa chambre nécessite d’avoir recours à d’autres ressources pour pouvoir s’évader et voyager librement : la chambre devient ainsi un nouvel « espace d’expérience[5] », expérience de voyage mais aussi expérience d’écriture. Plus précisément, « la chambre est un espace intérieur du monde (Weltinnenraum) qui est enrichi d’histoires et de connaissances encyclopédiques[6] ». Le microcosme de la chambre et du texte reflète donc le macrocosme culturel, tout en se démarquant par l’originalité propre à l’auteur. « Qu’il est glorieux d’ouvrir une nouvelle carrière[7] » s’exprime le narrateur : son intention de faire œuvre de nouveauté est revendiquée dès le début de son Voyage, non sans un trait d’autodérision contenue dans l’hyperbole employée. Le tissu intertextuel fournit un moyen et un point de départ privilégiés afin de réaliser ce projet. Xavier de Maistre s’inscrit ainsi dans une double lignée : la première, soumise au détournement parodique, est celle des relations des grands navigateurs, tels Bougainville, La Pérouse et Cook ; la seconde est celle du voyage sentimental et humoristique de Laurence Sterne, écrivain irlandais célèbre pour Vie et opinions de Tristram Shandy, gentleman (1759) et pour son Voyage sentimental à travers la France et l’Italie (1768). Outre ces deux influences interdépendantes, l’écriture de Xavier de Maistre est riche de références aussi diverses que variées, qui peuvent apparaître sous forme de citations, de simples noms ou d’allusions cachées. Au chapitre IV du Voyage, le lecteur peut ainsi relever un écho au Voyage sentimental de Sterne : Xavier de Maistre y loue la douceur et la tranquillité du confinement dans une chambre :

Un bon feu, des livres, des plumes ; que de ressources contre l’ennui ![8] (Xavier de Maistre)

 

mais avec neuf livres par jour, une plume, de l’encre, du papier, et de la patience, bien qu’un homme n’en puisse sortir, il peut se trouver très bien dedans[9] (Laurence Sterne)

Des noms de personnages romantiques, tels Charlotte et Albert des Souffrances du jeune Werther de Goethe, de personnages épiques et mythiques, comme Thésée et Ulysse, de personnages de théâtre, à l’image de Scarpin, foisonnent aux côtés de noms de personnalités célèbres : le peintre Raphaël, le compositeur Cherubini, les philosophes Platon et Locke, les médecins Hippocrate et Harvey, le scientifique Newton, les personnalités historiques Aspasie, Périclès, Necker… Les deux textes de Xavier de Maistre se trouvent donc à la croisée d’horizons culturels multiples : ainsi se fait jour une esthétique du mélange, et l’hétérodoxie de son écriture fait voir à la fois une empreinte galante et libertine et un esprit mélancolique voire nostalgique, ce dernier étant plus prégnant dans le texte de 1825. Enfin, le paradoxe affiché dès les titres ne peut que nous faire penser au fragment de Pascal à propos du divertissement : « j’ai dit souvent que tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre[10] ». Xavier de Maistre parvient à combiner le « repos » de la chambre à l’« agitation » du voyage, cette instabilité étant contenue et retenue entre les murs de la pièce. Dans ces « romans totaux »[11], le point d’équilibre ainsi trouvé n’existe que grâce à l’imagination et au mélange des ressources littéraires et culturelles, qui permettent de s’évader hors du confinement.

L’humour et l’ironie au service de la parodie et de l’intertextualité

Afin de rendre plus vivante l’essence intertextuelle de son Voyage et de son Expédition nocturne, Xavier de Maistre a sans cesse recours à l’humour et à l’ironie, qui permettent de développer une parodie des références citées ou évoquées. Bien que le second récit soit davantage marqué par la mélancolie, l’empreinte humoristique se retrouve dans les deux textes. L’objet premier de cette prise en charge humoristique et ironique est le récit de voyage authentique. Comme le souligne Daniel Sangsue, « le voyageur humoristique cultive une vision du monde imprégnée d’humour, un ton rieur et volontiers moqueur, et […] le voyageur sérieux est pour lui la première source de raillerie[12] ». C’est sous le signe de cette légèreté badine que Xavier de Maistre détaille la localisation et la superficie de la chambre de son Voyage :

Ma chambre est située sous le quarante-cinquième degré de latitude, selon les mesures du père Beccaria ; sa direction est du levant au couchant ; elle forme un carré long qui a trente-six pas de tour, en rasant la muraille de bien près[13].

L’auteur parodie ainsi les récits viatiques de son époque grâce à un procédé qu’il emprunte à La Bruyère, lorsque celui-ci, dans les Caractères, situe sous le voile d’une énigme géographique la Cour de Versailles[14]. La chambre apparaît ici comme une nouvelle contrée à parcourir : bien que familier et quotidien, cet espace se révèle davantage comme un lieu propice à l’exploration et aux découvertes, telle une destination exotique. Toutefois, la parodie présente un double but dans les textes de Xavier de Maistre, notamment dans le Voyage : elle opère un détournement burlesque des voyages, mais elle est aussi une prise de revanche afin de mettre à distance la réalité peu glorieuse de sa situation, à savoir une assignation à résidence pendant le carnaval. Même s’il s’en défend, la parodie qu’il déploie est une source de consolation. Ainsi l’ironie peut-elle avoir pour objet caché le sujet qui y a lui-même recours, autrement dit un sujet aux prises avec le réel qu’il souhaite mettre à distance. Xavier de Maistre ne cesse en effet de pratiquer l’autodérision, en utilisant l’hyperbole, les genres burlesque et héroï-comique. C’est ainsi qu’il se tourne en ridicule en faisant sienne la plainte du « promeneur solitaire » : « et maintenant je ne suis plus rien pour tout ce monde, qui a oublié jusqu’à mon nom[15] ». La parodie de Rousseau lui permet de revêtir des airs tragiques et ainsi la raillerie trouve une double cible. D’un point de vue général, l’ironie et l’humour participent d’une prise de recul du narrateur-auteur vis-à-vis du monde, littéraire, culturel ou social, mais la parodie aboutit à un paradoxe relevé par Linda Hutcheon : certes elle se moque des références qu’elle détourne, mais en même temps, elle les reconnaît comme faisant autorité et les conserve. Xavier de Maistre s’en prend avec humour aux récits de voyages sérieux et à certaines figures de la sphère culturelle, mais simultanément il les préserve, leur rend hommage, et suggère à quel point ils sont importants sur la scène de son époque.

La digression comme jeu de (re)construction : une écriture fragmentaire ou continue ?

L’excentricité de ces textes tient aussi au bouleversement de la linéarité du voyage et de l’écriture, à travers le procédé de la digression. Dans la lignée de Laurence Sterne, Xavier de Maistre choisit de rompre la régularité narrative, en l’entrecoupant d’incursions du narrateur qui commente son voyage ou son écriture, ou d’excursions de celui-ci à travers son imagination, sa réflexion et sa mémoire. Du fait de la digression se distinguent un récit premier, celui du micro-voyage effectué dans la chambre, ancré dans la réalité physique, et un récit second, constitué de tous les excursus du narrateur-voyageur, en lien plus ou moins direct avec la narration de son voyage et de son expédition. La linéarité brisée du récit instaure donc un phénomène de balancier, d’aller-retour entre le récit premier et les digressions qui permettent de s’échapper hors du cadre, du « centre » de la chambre. Celles-ci sont réalisées selon un rapport d’association d’idées, à partir du cadre narratif : il s’agit d’un processus à la fois cognitif et littéraire, qui peut nous inviter à voir dans ce type d’écriture une forme avant-gardiste du fameux stream of consciousness cher à Virginia Woolf, mais aussi de l’écriture automatique surréaliste prônée par André Breton. Les deux textes de Xavier de Maistre se distinguent ainsi de la scène littéraire de l’époque grâce à cet « art de l’association[16] » qui en fait un diptyque pré-surréaliste. Plus précisément, la digression se révèle être aussi bien une esthétique qu’une éthique, comme l’auteur le signifie au chapitre IV de son Voyage :

elle [la chambre] forme un carré long qui a trente-six pas de tour, en rasant la muraille de bien près. Mon voyage en contiendra cependant davantage ; car je la traverserai souvent en long et en large, ou bien diagonalement, sans suivre de règle ni de méthode. – Je ferai même des zigzags, et je parcourrai toutes les lignes possibles en géométrie, si le besoin l’exige. Je n’aime pas les gens qui sont si fort les maîtres de leurs pas et de leurs idées, qui disent : « Aujourd’hui, je ferai trois visites, j’écrirai quatre lettres, je finirai cet ouvrage que j’ai commencé. » – Mon âme est tellement ouverte à toutes sortes d’idées, de goûts et de sentiments ; elle reçoit si avidement tout ce qui se présente !... – Et pourquoi refuserait-elle les jouissances qui sont éparses sur le chemin difficile de la vie ? Elles sont si rares, si clairsemées, qu’il faudrait être fou pour ne pas s’arrêter, se détourner même de son chemin, pour cueillir toutes celles qui sont à notre portée. Il n’en est pas de plus attrayante, selon moi, que de suivre ses idées à la piste.[17]

Ainsi le mouvement du voyageur qui arpente sa chambre en ayant pour méthode de ne suivre aucune méthode et de parcourir toutes les directions de l’espace plutôt qu’une simple ligne droite, trouve sa correspondance dans le texte à travers le mouvement sinueux et spontané de la digression. C’est donc une écriture en « zigzags » que privilégie Xavier de Maistre, selon une géométrie aléatoire, qui s’inscrit dans une éthique de la souplesse, de la spontanéité et de la liberté, en étant plus proche des sentiments et idées du sujet et des contingences de la vie. Considérée comme une des « stratégies déceptives de l’écriture parodique[18] », la digression permet à Xavier de Maistre d’introduire du discontinu dans du continu et ainsi d’entretenir le désir de lecture du public, déstabilisé par le récit qui lui échappe et dans lequel il doit faire effort pour se repérer. Cependant, il ne s’agit pas ici d’une écriture fragmentaire qui supposerait une série discontinue d’éléments hétérogènes. Le jeu de construction du narrateur-auteur est un jeu de reconstruction pour le lecteur, qui doit recomposer les chemins empruntés par Xavier de Maistre au fil des sinuosités de son écriture. Certes ses textes font apparaître une esthétique du mélange et du zigzag, mais celle-ci repose sur une certaine logique : la discontinuité des digressions s’appuie sur la continuité du récit-cadre du voyage. Les deux se répondent et font sens ensemble : pour paraphraser Jean Ricardou, l’écriture du voyage est aussi et en même temps le voyage de l’écriture.

Un voyage et une expédition atypique : la mise en mouvement par le paradoxe et le dualisme

Si la digression donne un tour sinueux à ces deux récits de voyage, ceux-ci sont également rendus dynamiques grâce au paradoxe et au dualisme qui les structurent de manière forte. Dès leur titre, Xavier de Maistre bouleverse l’horizon d’attente des lecteurs férus de littérature viatique. Il propose une nouvelle façon de voyager qui apparaît comme un divertissement, au sens étymologique du texte, aussi utile qu’agréable. Si les titres programmatiques annoncent des récits de voyages paradoxaux, leur contenu respectif est en plus traversé par de multiples couples thématiques faisant valoir des éléments opposés et complémentaires, au premier rang desquels figurent le repos et le mouvement, ainsi que l’a relevé Gilbert Durand[19]. Ainsi se dessine une esthétique de la dualité : l’opposition entre intérieur et extérieur implique celle de la claustration et l’évasion, le système de l’âme et de la bête dans le Voyage et le contraste entre la limite et l’infini dans l’Expédition nocturne produisent un mouvement de balancement constant dans les deux récits. Une telle esthétique fait émerger les principes de frontière, d’équilibre, d’entre-deux, qui, dans l’Expédition nocturne, se trouvent matérialisés par la fenêtre. Étymologiquement, une expédition consiste à mettre le pied dehors. Un pied dehors, un pied dedans : il s’agit bien de la posture qu’adopte Xavier de Maistre au cours de son périple. À cheval sur sa fenêtre, il se trouve à la limite entre l’espace intérieur et l’espace extérieur. Or cette opposition se double d’une alternance entre des méditations mélancoliques et des excursus au ton enjoué, comme le narrateur peut le souligner au détour d’une transition : « Je me vois forcé de terminer ici l’explication de ma nouvelle méthode de faire l’amour, parce que je m’aperçois qu’elle tombe dans le noir.[20] » L’écriture digressive contribue ainsi à mettre à distance le récit, et instaure des modulations de tonalité dans le texte, en correspondance avec les variations d’humeur du narrateur-voyageur. L’esthétique se trouve donc liée à l’éthique, à travers un dualisme qui participe du dynamisme des textes.

            En bouleversant les codes de la littérature viatique grâce à la parodie et en proposant un nouvel art de voyager qui repose sur une esthétique du mélange et des « zigzags », Xavier de Maistre donne à lire ce que l’on peut nommer, comme Serge Soupel a pu le dire au sujet des œuvres de Laurence Sterne, des « anti-récits de voyages[21] ». Mais si le Voyage et l’Expédition nocturne peuvent être considérés ainsi, n’est-ce pas aussi parce qu’ils sont la transcription d’ « anti-voyages » ?

2. Le jeu de la représentation ou la théâtralité du Voyage et de l’Expédition nocturne

La qualification d’« anti-récits de voyages » dépend aussi des modalités du voyage et de l’expédition eux-mêmes. La restriction physique et spatiale ne laisse que la possibilité d’effectuer de « micro-voyages », autrement dit des déplacements minimes, mais qui offrent une occasion de s’excentrer vers les sphères de l’imaginaire. La chambre est donc un cadre essentiel qui participe de la forme et de la représentation de ces voyages, et dans lequel le « je » se met en scène.

Dans le théâtre de la chambre : le traitement du temps et de l’espace

Unité de lieu dans laquelle et « autour » de laquelle sont effectués le voyage et l’expédition, la chambre correspond à la fois au point de départ et au point d’arrivée du voyageur : une boucle se forme et se ferme, donnant lieu à un tour qui justifie les titres des récits et qui rappelle les célèbres circumnavigatio autour du monde. Néanmoins si le narrateur parcourt l’intérieur de la chambre qu’il occupe, il gravite également dans un espace circulaire à l’extérieur de celle-ci. De cette manière, il y a alternativement excentricité, au sens étymologique du terme, et ce que nous nous proposons d’appeler « percentricité », qui implique le parcours et l’approfondissement du centre, compris en tant qu’espace[22]. Or, si cette « percentricité » du narrateur l’ancre dans la temporalité, il n’en va pas de même pour son excentricité : les rêveries et pensées le placent hors du temps. Le Voyage et l’Expédition nocturne présentent donc la chambre comme un point d’ancrage, associé à une temporalité déstabilisée et brouillée par les digressions du narrateur. En tant qu’unité de lieu du voyage, cette pièce lui confère une théâtralité, dont témoigne la manière de Xavier de Maistre de la présenter : il n’hésite pas à en donner les mesures exactes dans le Voyage ou encore à situer avec précision l’emplacement de la fenêtre dans l’Expédition nocturne. Ce traitement héroï-comique invite à envisager la volonté de l’auteur de déterminer avec précision le décor théâtral, de la même manière que le fait Figaro au commencement de la pièce de Beaumarchais de 1784 : « Dix-neuf pieds sur vingt-six[23] ». La chambre pourrait ainsi apparaître comme un espace exotique, nouveau pour le voyageur : or il n’en est rien. Contrairement à ce que certains critiques ont pu dire, la chambre dans les deux textes de Xavier de Maistre n’est pas le lieu d’une « ostranénie », selon le mot de Victor Chklovski[24], autrement dit d’un « étrangement des choses », d’une « défamiliarisation ». Elle est et demeure un espace familier qui devient, par l’action du « je », un espace d’exploration mémorielle. Xavier de Maistre ne devient pas étranger à sa chambre : l’éloignement et la prise de recul propres au voyage lui permettent uniquement de sortir du cadre de l’habitude. Le narrateur-voyageur se livre à une exposition personnelle et intime de sa chambre et ainsi joue-t-il le rôle de guide pour le lecteur, qui est le véritable étranger dans cette contrée quotidienne :

En laissant donc sur la droite les portraits de Raphaël et de sa maîtresse, le chevalier d’Assas et la bergère des Alpes, et longeant sur la gauche du côté de la fenêtre, on découvre mon bureau : c’est le premier objet et le plus apparent qui se présente aux regards du voyageur, en suivant la route que je viens d’indiquer.

Xavier de Maistre fait faire le tour de sa chambre au lecteur, à la manière d’une visite guidée dans un cabinet de curiosités. L’espace familier qu’il lui fait découvrir ne relève donc pas de l’exotique, mais de « ce que certains ethnologues appellent actuellement l’endotique[25] ». De plus, parce qu’il connaît des histoires et des anecdotes relatives à chaque objet qui s’y trouve, il en découle un processus de remémoration, impliquant une réactualisation du passé et un figement présent des habitudes. Ces objets familiers font aussi naître en Xavier de Maistre des sentiments, des impressions, des rêveries et des méditations, qui tous concourent à faire de ces entreprises des voyages sentimentaux. Aucun de ces objets ne lui est étranger, et contrairement à ce qu’affirme Bernd Stiegler, le regard qu’il porte sur eux n’est pas étranger non plus : chacun d’entre eux est pour lui une madeleine de Proust. L’espace de la chambre est enfin le point d’ancrage du narrateur-voyageur qui, après des échappées digressives hors du temps, lui permet de se recentrer et de se concentrer sur le réel. Les digressions ont pour fonction de « brouiller et distendre la temporalité » (Daniel Sangsue), à tel point qu’elles font perdre au lecteur la notion du temps et font accéder le voyageur à un espace-temps autre, infini du fait de leur inscription dans la sphère de l’imagination. L’espace de la chambre, ancré dans le temps « réel », constitue donc le centre, autour duquel les digressions donnent forme à un voyage périphérique, dans l’esprit du voyageur.

Un nouveau regard : le « je » et l’altérité

À partir de cet espace intime, Xavier de Maistre met en avant une vision de l’altérité et du rapport qu’il entretient avec elle. Celle-ci se décline selon trois ensembles, plus ou moins proches du voyageur-narrateur. L’altérité intime et familière est la première qu’il côtoie. Elle comprend son domestique Joannetti qui, dans la simplicité de sa position sociale et de son caractère, peut-être plus sensé que son maître ; sa chienne Rosine qui, loin d’être un animal-machine selon la conception de Descartes, possède des qualités d’affection et de compréhension souvent supérieures aux hommes ; et la « bête », correspondant, dans le système maistrien qui parodie la distinction cartésienne de l’esprit et de la matière, à la moitié complémentaire de l’« âme », qui fait que l’homme est double et possède au sein de son identité l’altérité. Le cercle de l’altérité ne se limite toutefois pas aux êtres proches et intimes du narrateur-auteur : dans le Voyage, ce dernier l’élargit à l’humanité, en établissant un constat social et anthropologique sur les différences et les rapports humains. Même s’il est lucide sur ses faiblesses sensuelles et ses tentations de bonne chère, Xavier de Maistre n’hésite pas à sortir du cadre égocentrique de son récit pour donner à voir la misère sociale dans la ville[26]. Ce détour par l’altérité lui permet de relativiser sa claustration, sa propre « misère » et sa déception de ne pouvoir profiter des festivités du carnaval. Toutefois, cette relativisation n’annule pas la difficulté à vivre dans le monde, avec les hommes. Dans le Voyage et dans l’Expédition nocturne, l’altérité humaine ne lui offre pas toute la bienveillance et le secours dont son cœur a besoin, et pour cette raison, il se tourne vers des altérités lointaines et non humaines, mais familières à ses yeux. Le ciel étoilé et sa bibliothèque ont sur lui une influence bénéfique qui l’écarte des nuisances des Hommes et le réconforte des difficultés de la réalité. À travers les deux récits, le « monde imaginaire » et supra-lunaire vient au secours du lecteur du « monde réel » et sub-lunaire.

Quand le « je » s’amuse et s’expose sur le devant de la scène

Si la théâtralité des deux périples en chambre repose sur l’unité de lieu, elle dépend aussi et surtout de la représentation que le « je » donne de lui-même. Une différence est d’emblée à noter entre les deux textes : dans le Voyage, le narrateur s’adresse au lecteur en employant la deuxième personne, ce qui instaure un dialogue qui nuance la solitude du « je ». A contrario, en utilisant la troisième personne dans l’Expédition nocturne, il établit une distance qui répond à son désir de retraite afin de se rapprocher des astres. La mise en scène du « je » est néanmoins effective dans les deux textes : il s’amuse et se donne en spectacle, figurant comme un chef de troupe héroï-comique dans le Voyage – « Que tous les malheureux, les malades et les ennuyés de l’univers me suivent ![27] » – ou comme un « voyageur aérien[28] » à sa fenêtre dans l’Expédition nocturne, qui s’imagine monter le cheval enchanté des Mille et une nuits. Xavier de Maistre se transforme ainsi en personnage, digne d’un roman, d’une épopée ou d’un conte. Cette représentation qu’il donne de lui-même s’appuie sur des objets présents dans la chambre, tels le lit, qui devient le théâtre et une métaphore de la vie – « Un lit nous voit naître et nous voit mourir ; c’est le théâtre variable où le genre humain joue tour à tour des drames intéressants, des farces risibles et des tragédies épouvantables.[29] » – et la robe de chambre, qui se métamorphose en « habit de voyage » dans lequel s’enfonce Xavier de Maistre jusqu’à ressembler à « la statue de Vishnou sans pieds et sans mains[30] ». Le « je » se fait personnage exotique dans un espace endotique, et ne manque pas à nouveau de recourir à l’autodérision. Toutefois, que ce soit dans le Voyage ou dans l’Expédition nocturne, à cette exposition théâtrale répond une discrétion qui fait se dérober le « je » à une véritable entreprise autobiographique. Comme l’explique Daniel Sangsue, il y a de la part de Xavier de Maistre « un désir évident de se raconter », tout autant que de conter, mais celui-ci est réalisé sous la forme de « biographèmes », autrement dit grâce à une « pulvérisation de petites histoires qui éclairent cette personnalité[31] ». Sous couvert de spontanéité et de non-maîtrise, l’auteur-voyageur révèle en réalité une profonde maîtrise, aussi bien de sa propre mise en scène dans le voyage et le discours, que de son écriture et de son rapport avec le lecteur.

Plus que des voyages, Xavier de Maistre trace donc des « anti-voyages » qui reposent sur une théâtralité de l’espace et une mise en scène du « je », inscrites dans l’entreprise parodique. Mais si ces « anti-voyages » se déroulent dans un espace réel et se déploient grâce à l’imagination du « je » à la fois voyageur, narrateur et auteur, a-t-on alors affaire à des voyages imaginaires ?

3. Voyage et expédition sur les ailes de l’imagination : des voyages imaginaires ?

Entre le réel et l’imaginaire, les deux récits de voyage de Xavier de Maistre nous invitent à étudier les caractéristiques et enjeux de cette ambivalence, afin de pouvoir apporter des éléments de réponse au problème définitionnel qu’ils posent.

Entre le ciel et la terre : l’esthétique de la chute

Deux mouvements opposés et complémentaires rythment le cours du voyage et l’écriture de celui-ci dans le Voyage et l’Expédition nocturne : d’abord, par un mouvement centrifuge, l’âme s’élance vers des sphères que la bête ne peut atteindre, en même temps que le narrateur fait des excursus hors de son récit ; puis, par un mouvement centripète, l’âme rejoint la bête sur Terre et le narrateur retrouve le fil de son récit premier. À l’élévation et l’éloignement de la Terre répond la trajectoire et une esthétique de la chute, qui se déclinent selon trois dimensions pouvant se combiner entre elles : la chute de la comète, figure astrale récurrente dans le récit ; la chute comme principe de l’humour ; et les désillusions du narrateur-voyageur sans cesse ramené à la réalité à laquelle il est confronté. L’image de la comète, employée comme métaphore ou comparaison, confère aux voyages de Xavier de Maistre un aspect extraterrestre qui souligne une communion céleste, mais elle se trouve associée à un esprit badin et humoristique qui instaure simultanément un ancrage terrestre, renforcé par la trajectoire descendante du corps astral. « Mon âme se précipita du ciel comme une étoile tombante[32] » : grâce à son âme, le voyageur tisse un lien entre le ciel et la Terre, et esquisse la trajectoire du désastre, au sens étymologique du terme. Bien souvent, le désastre astrophysique est empreint d’humour, mais la chute comique ne se limite pas à cette trajectoire astrale. Toujours sous le signe de l’autodérision, Xavier de Maistre peut rapporter une chute physique – depuis son fauteuil faisant office de chaise de poste par exemple – ou présenter une chute abstraite, comprise en tant que procédé humoristique qui repose sur un décalage entre les expectations du narrateur et du lecteur et la réalité. Par exemple, la tentative de lier conversation avec sa voisine au balcon inférieur, dans l’Expédition nocturne, se solde par un échec qui empêche toute tentative de séduction : à la douceur des paroles espérées s’oppose soudainement la dureté de la « voix mâle et sonore » qui anéantit la rêverie et provoque le retour brutal au réel. Figé de stupéfaction, le voyageur a perdu ses illusions galantes. Le décalage entre espoir et réalité, présent en de multiples endroits, crée une situation comique qui tend à tourner en ridicule le narrateur : ainsi est signifié le refus du sérieux de la part de Xavier de Maistre. La chute, le désastre, les désillusions apparaissent comme la marque d’appartenance du sujet à la Terre, à la réalité. Matérialité et spiritualité vont de pair, dans un mouvement d’oscillation entre élévation et chute de l’âme rêveuse et voyageuse. Cette verticalité fait par ailleurs apparaître deux plans qui structurent l’espace parcouru : le plan physique de la chambre et du bord de la fenêtre, et le plan métaphysique de l’imaginaire, de la rêverie, de la méditation et de la mémoire. Ce second plan peut être envisagé comme l’ailleurs, par rapport au centre de la chambre : il est l’espace de l’échappée hors de la claustration, du monde physique et du quotidien. Faisant se rencontrer ces deux espaces, Xavier de Maistre les maintient en tension : l’esthétique de la chute et du désastre qui lui permet de neutraliser les tristes méditations et émotions est donc inscrite dans une géométrie viatique, à travers un rapport étroit entre le physique et le métaphysique.

L’attraction du désir : physique et métaphysique

Il n’y a pas de désastre sans montée vers les astres : si le motif de la chute est fréquent dans le Voyage et l’Expédition nocturne, c’est avant tout parce que les excursus dans la sphère métaphysique de l’imaginaire dominent. Ces trajectoires opposées supposent toutes deux une force d’attraction, déclinée selon trois types : l’attraction terrestre – liée à l’attraction gravitationnelle de Newton, que Xavier de Maistre mentionne –, l’attraction sentimentale, correspondant au désir, et l’attraction sidérale. Au cours du voyage et de l’expédition, ces trois forces se combinent entre elles : le désir et l’attraction terrestre donnent lieu à la chute, tandis que le désir et l’attraction sidérale permettent l’élévation. Dans le premier cas, ce sont plutôt des affinités physiques, au sens scientifique du terme, qui se font jour, alors que dans le second, il s’agit d’affinités métaphysiques, qui tendent vers une dimension idéale voire sublime. Lorsque le narrateur-voyageur contemple avec extase le portrait de la jeune femme au chapitre X du Voyage, l’attraction à la fois sentimentale et terrestre produit la réunion de l’âme et de la bête :

Mon âme se précipita du ciel comme une étoile tombante ; elle trouva l’autre dans une extase ravissante, et parvint à l’augmenter en la partageant. Cette situation singulière et imprévue fit disparaître le temps et l’espace pour moi. – J’existai pour un instant dans le passé, et je rajeunis contre l’ordre de la nature. […] Ce moment fut court, mais il fut ravissant […].[33]

L’extase du désir qui naît de la contemplation produit une altération de ressenti temporel, permettant au « je » de vivre un anéantissement momentané du temps et de l’espace. Mémoire et désir s’interpénètrent pour constituer in fine une fontaine de jouvence éphémère. Dans l’Expédition nocturne, l’énergie du désir et des autres forces d’attraction qui lui sont liées est davantage présente, placée sous l’influence des astres et de la nuit. Cette force du désir est tournée non pas vers le passé, mais plutôt vers le présent ou vers un avenir espéré, rêvé. Attraction newtonienne et attraction sentimentale s’entrelacent ainsi lorsque le voyageur est plongé dans la contemplation de la pantoufle oubliée par sa voisine sur son balcon : les mouvements de l’âme galante entrent en correspondance avec les lois physiques de la Terre. Le texte fait toutefois apparaître une inflexion lorsque le désir est associé à l’attraction sidérale. La concurrence entre l’extase face à « la pantoufle d’une dame » et « la contemplation des étoiles » met en valeur un rapport de force entre le cœur et la tête, entre les sentiments et la raison. Contrairement aux Lumières, Xavier de Maistre valorise le cœur, siège de la sensibilité, mais il n’assume que faiblement cette prédominance, qui signifie la défaite de la raison. Le thème du désir apparaît donc comme un trait d’union et un point de passage entre l’esprit du XVIIIe siècle et celui du XIXe siècle. Ce désir va même jusqu’à revêtir un aspect fantastique lorsque le voyageur, en équilibre entre la veille et le sommeil, est témoin d’une apparition bienfaisante dans le ciel. Le désir est magnifié et sublimé au point de devenir métaphysique et mystérieux : l’idéal féminin qui apparaît, en rêve ou dans le réel, est une amoena fantasia, qui participe à la transformation du voyageur newtonien galant en une âme nostalgique tournée vers un idéal cosmique.

Le discours du « je » et l’importance du rêve

Cet épisode de l’apparition céleste au cours duquel Xavier de Maistre fait naître un fantastique galant à partir du fantasme pose la question de la frontière entre la réalité et le rêve, et l’importance de ce dernier dans le texte. La chambre est un espace de repli, de recentrement intime qui, paradoxalement, invite à l’expansion et à l’échappée. Dans cet espace, le rêve figure comme le moyen de transport privilégié hors des limites physiques. Le narrateur revient à plusieurs reprises sur le point de passage entre l’état de veille et le sommeil, et cette insistance est intéressante dans la mesure où c’est à partir de ce point de basculement que naît le songe. Dans le Voyage, Xavier de Maistre s’amuse à décrire scientifiquement ce qui se produit en lui lorsqu’il est sur le point de s’endormir[34] ; à cette autodérision analytique, dans l’esprit scientifique des Lumières, répond un ressenti poétique et métaphysique au sein de l’Expédition nocturne, plus proche du romantisme naissant. Dans les deux cas, le narrateur expose le moment d’abandon à l’origine de la libre activité onirique, mais cette apparence de non-maîtrise cache une réelle maîtrise, en raison du fait que Xavier de Maistre est un voyageur réel dans sa chambre et un voyageur-personnage dans son texte, dont le rôle est défini par lui-même en tant qu’auteur. Cependant la frontière entre le rêve et la réalité peut parfois être poreuse, d’où un phénomène de contamination et de superposition qui brouille les limites entre les deux sphères dans l’esprit du voyageur mais aussi du lecteur. Qu’il s’agisse du passage de la veille au sommeil ou, à l’inverse, du sommeil à la veille, la description précise qu’en fait Xavier de Maistre insiste sur la notion de limite, montrant par là l’importance de l’équilibre entre rêve et réalité, entre raison et imagination. Les songes et rêveries du narrateur-voyageur apparaissent comme des étapes du voyage et de l’expédition qui participent de leur dimension imaginaire : il s’agit de bulles fictionnelles au sein de son récit et de son périple, qui lui permettent de s’affranchir des frontières temporelles, spatiales et des barrières sociales. Ainsi se rêve-t-il dans l’Expédition nocturne comme chevalier galant au service des jeunes femmes en détresse, aussi bien dans l’Antiquité romaine qu’aux Indes orientales : sa « méthode de faire l’amour », qui repose sur l’imagination et le fantasme, lui assure la possibilité de conserver ses espérances intactes, d’éviter les peines pour ne garder que les plaisirs. Que le rêve apporte un oubli consolateur pendant une assignation à résidence ou qu’il permette de converser avec des morts illustres, des êtres de fiction ou des astres, c’est grâce à lui que Xavier de Maistre exprime sa liberté et son affranchissement des limites. Il constitue un espace d’expansion, de vagabondage en « zigzags » ; il forme une échappatoire qui offre des possibilités de synthèse, de mise en relations entre personnes, personnages et objets, et instaure un lien entre le réel et l’imaginaire, entre le vécu, la mémoire et la création.

L’éloge de l’imagination

Dans ces deux récits d’« anti-voyages » qui accordent une importance notable au rêve, l’imaginaire infuse le réel et le traverse, suivant un balancement et un équilibre qui permettent à l’auteur de maintenir une tension entre les deux univers. Si le Voyage et l’Expédition nocturne ont pour sujet des périples en chambre, leur fondement est avant tout l’imagination. Xavier de Maistre effectue peut-être des voyages mineurs, mais chacun s’avère être un éloge de celle que Baudelaire surnommera « la Reine des facultés ». D’un point de vue général et contextuel, la faculté imaginative, bien que peu valorisée par rapport à la raison au XVIIIe siècle, offre à toute personne la possibilité de voyager, de s’évader hors des contraintes et des limites[35]. Elle est un moyen d’échappée et elle contient un ailleurs que tout voyageur sédentaire peut parcourir et explorer. Mieux encore : l’imagination est l’ailleurs. En raison de ces caractéristiques, elle est louée pour être un remède, un baume réconfortant contre les maux des Hommes et de la vie, et un guide salutaire hors du réel pour aider à mieux vivre. C’est dans cette perspective que l’auteur met en relief les trésors et les pouvoirs de la littérature, car celle-ci incarne et représente l’imagination : l’univers littéraire fait écho à l’univers imaginaire, et ainsi leurs caractéristiques peuvent se confondre, en premier lieu leur capacité de consolation et de sympathie :

   Ma bibliothèque donc est composée de romans, puisqu’il faut vous le dire, – oui, de romans et quelques poètes choisis.

   Comme si je n’avais pas assez de mes maux, je partage encore volontairement ceux de mille personnages imaginaires, et je les sens aussi vivement que les miens […].

   Mais si je cherche ainsi de feintes afflictions, je trouve en revanche, dans ce monde imaginaire, la vertu, la bonté, le désintéressement, que je n’ai pas encore trouvés réunis dans le monde réel où j’existe. […] Quel peintre pourrait représenter le paysage enchanté où j’ai placé la divinité de mon cœur ? et quel poète pourra jamais décrire les sensations vives et variées que j’éprouve dans ces régions enchantées ? […]

   Lorsque j’ai assez pleuré et fait l’amour, je cherche quelque poète, et je pars de nouveau pour un autre monde.[36]

La littérature apporte aux lecteurs, dont fait partie Xavier de Maistre, un supplément d’existence. Elle comble les manques du réel, le dépasse, et finalement ouvre les portes de l’imaginaire : elle constitue, elle aussi, à la fois un moyen et un espace de voyage. Xavier de Maistre est donc un triple voyageur : il a réellement voyagé dans sa chambre en 1790 et en 1799 ; il est le personnage-voyageur de son propre récit ; et il est le lecteur-voyageur qui parcourt l’univers de la littérature grâce à sa bibliothèque. Cette imbrication des statuts suggère in fine le dépassement continuel des limites et le dépassement de soi, grâce au pouvoir de métamorphose et d’« ubiquité infinie » de l’imagination. C’est par son absence que celle-ci se révèle indispensable à la vie :

Enfin je fus tout à coup privé d’imagination et d’enthousiasme, et livré sans secours à la triste réalité. Existence déplorable ! autant vaudrait-il être un arbre sec dans une forêt, ou bien un obélisque au milieu d’une place ![37]

L’imagination est un anima, qui se décline comme un mouvement animant l’Homme et lui assurant une capacité de création, et comme une dynamique qui fait naître et se développer le voyage. Elle est l’énergie motrice de chaque échappée autour de la chambre, et figure comme la destination et le pays de l’évasion. Le Voyage et l’Expédition nocturne proposent ainsi avant tout une exploration des ressources intérieures de l’Homme, en l’occurrence du voyageur en chambre qu’est Xavier de Maistre.

Parce qu’il rend inséparables le réel et l’imaginaire, ce dernier livre donc deux textes ambigus, à cheval entre le genre des récits de voyages réels et celui des voyages imaginaires.

 

Anti-récits et anti-voyages avec un humour du XVIIIe siècle et une sensibilité qui, au début du XIXe siècle, annonce le romantisme, le Voyage autour de ma chambre et l’Expédition nocturne autour de ma chambre sont ainsi la solution plaisante qu’a trouvée Xavier de Maistre et qui permet de concilier les jugements opposés de Descartes et de Pascal sur les vertus ou les vices de l’agitation voyageuse. Ses deux textes renouvellent et détournent la littérature viatique en posant finalement le problème de leur définition. Faut-il pour autant renoncer à cette tentative ? En guise de conclusion, nous aimerions proposer une solution. Si l’imaginaire est contenu dans le réel, incarné par les limites de la chambre, ces textes nous invitent à penser également que l’imaginaire transcende le réel. Le voyage et l’expédition établissent des allers-retours entre ces deux univers, ce qui signifie qu’ils sont à la fois réels et imaginaires. Afin de rendre compte de leur caractère total, l’expression de « voyages endotiques » nous semble la plus appropriée : le concret et l’abstrait se superposent, comme la dimension physique et métaphysique de ces voyages, et ce à trois niveaux. Il s’agit premièrement de voyages endotiques parce que Xavier de Maistre effectue de micro-déplacements à l’intérieur de sa chambre, aussi bien celle de 1790 que celle de 1799 : l’exotisme des voyages lointains est détourné et remplacé par un lieu antithétique, à savoir un espace ordinaire et banal, qui peut toutefois contenir un périple en lui-même. Deuxièmement, le voyage se fait aussi et surtout dans l’intériorité du « je », c’est-à-dire dans son imagination et sa mémoire : il naît du « flux de conscience ». Le voyage est effectué dans et par l’imagination, capable de faire émerger des images sans qu’il y ait forcément d’ordre entre elles, d’où un aspect pré-surréaliste. Troisièmement, du fait de la correspondance entre la manière de voyager et l’écriture, c’est aussi au cœur du livre que se fait le voyage endotique. Celui-ci naît du flux d’écriture, flux qui n’est pas linéaire mais qui suit une géométrie variable en zigzags, en arabesques, en boucles, avec des pauses, des suspens et des reprises : ainsi Xavier de Maistre réunit éthique et esthétique du voyage. Ses voyages endotiques sont donc à la fois des écrits de voyages, réels et imaginaires, et des voyages de l’écriture.

Notes de pied de page

  1. ^  Daniel Sangsue, Le récit excentrique. Gautier, De Maistre, Nerval, Nodier, Paris, Librairie José Corti, 1987.
  2. ^  Williams E. Stewart, cité par Friedrich Wolfzettel dans Le discours du voyageur. Le récit de voyage en France, du Moyen Âge au XVIIIe siècle, Paris, PUF, coll. « Perspectives littéraires », 1996, p. 232.
  3. ^  Xavier de Maistre, Expédition nocturne autour de ma chambre [1825], chapitre V, dans Œuvres complètes, Paris, Éditions d’Aujourd’hui, coll. « Les Introuvables », 1984, p. 107.
  4. ^  Julia Kristeva, « Le mot, le dialogue, le roman », Sémiotikè, Recherches pour une sémanalyse, Paris, Seuil, 1969, p. 144-145.
  5. ^  Bernd Stiegler, Autour de ma chambre. Petite histoire du voyage immobile, traduction de l’allemand par Laurent Cassagnau, Paris, Hermann, coll. « Échanges littéraires », 2016, p. 47.
  6. ^  Ibid., p. 19.
  7. ^  Xavier de Maistre, Voyage autour de ma chambre [1795], chapitre I, Paris, GF Flammarion, 2003, p. 41.
  8. ^  Ibid., chapitre IV, p. 48.
  9. ^  Laurence Sterne, Voyage sentimental à travers la France et l’Italie [1768], Paris, GF Flammarion, 1981, p. 139.
  10. ^  Blaise Pascal, « Divertissement » fragment 4, Pensées, édition électronique de Dominique Descotes et Gilles Proust, www.penseesdepascal.fr, CRRI-PRES Clermont Université, 2011.
  11. ^  Nous devons à Laurent Bazin cette caractérisation, retenue au cours d’un entretien et d’un échange avec lui.
  12. ^  Daniel Sangsue, « Le récit de voyage humoristique (XVIIIe-XIXe siècles) », Revue d’histoire littéraire de la France, PUF, 2001, vol. 101, p. 1142.
  13. ^  Op. cit., chapitre IV, p. 47.
  14. ^  La Bruyère, Les Caractères, « De la Cour », 74, Paris, Librairie Générale Française, coll. Le Livre de poche, Les Classiques de Poche, 1995, p. 335-336.
  15. ^  Op. cit., chapitre XVII, p. 75.
  16. ^  Friedrich Wolfzettel, à propos de l’écrivain-voyageur du XVIIe siècle Robert Challe, op. cit., p. 247.
  17. ^  Voyage autour de ma chambre, chapitre IV, p. 48-49.
  18. ^  Daniel Sangsue, Le récit excentrique. Gautier, De Maistre, Nerval, Nodier, op. cit., p. 178.
  19. ^  Gilbert Durand, « Le voyage et la chambre dans l’œuvre de Xavier de Maistre », Romantisme, 1972, n°4 « Voyager doit être un travail sérieux », p. 76-89.
  20. ^  Expédition nocturne autour de ma chambre, chapitre XXVIII, p. 138.
  21. ^  Serge Soupel cité par Daniel Sangsue dans « Le récit de voyage humoristique (XVIIe-XIXe siècles) », op. cit., p.1147
  22. ^  Les concepts « centripète » et « centrifuge » ne nous permettaient pas de rendre compte du parcours du voyageur, car ils supposent un éloignement vis-à-vis d’un point central. Or ici, le voyageur ne s’extrait jamais physiquement du centre qu’est l’espace de sa chambre. C’est pourquoi nous proposons ce nouveau concept. Le centre est ici un espace, non un point, dans lequel le voyageur évolue, marche, s’oriente dans diverses directions en effectuant des zigzags : il reste dans le centre et le parcours, d’où ce que nous appelons la « percentricité ».
  23. ^  Beaumarchais, Le Mariage de Figaro, acte I, scène 1, Paris, éditions Larousse, 2006, p. 65.
  24. ^  Cité par Bernd Stiegler, op. cit., p. 9.
  25. ^  Daniel Sangsue, « Le récit de voyage humoristique (XVIIe-XIXe siècles) », op. cit., p. 1141.
  26. ^  Voir à ce titre les chapitres XXIX, XXX et XXXI.
  27. ^  Voyage autour de ma chambre, chapitre II, p. 43.
  28. ^  Expédition nocturne autour de ma chambre, chapitre XXX, p. 141.
  29. ^  Ibid., chapitre V, p. 51.
  30. ^  Ibid., chapitre XLI, p. 125.
  31. ^  Daniel Sangsue, op. cit., p. 138.
  32. ^  Voyage autour de ma chambre, chapitre X, p. 61.
  33. ^  Ibid., chapitre X, p. 61-62.
  34. ^  Ibid., chapitre XLII, p. 127.
  35. ^  Guillaume Garnier, « Songes et voyages imaginaires aux XVIIe et XVIIIe siècles », Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest, n°113-4, 2006, p. 185.
  36. ^  Ibid., chapitre XXXVI, p. 112-113.
  37. ^  Expédition nocturne autour de ma chambre, chapitre XXIX, p. 140.

Référence électronique

Cécile PAYET, « Xavier de Maistre autour de sa chambre : le nouvel art de voyager », Astrolabe - ISSN 2102-538X [En ligne], Le Voyage immobile (décembre 2020), mis en ligne le 03/12/2020, URL : https://www.crlv.org/articles/xavier-maistre-autour-chambre-nouvel-art-voyager