Voyage dans l’orient imaginaire des peintres : Paradoxe d’une artificialité théâtrale ?

En peinture, le genre « orientaliste » ne se définit pas tant par une technique, un style ou un courant artistique, que par le thème abordé qui s’exprime en dehors de toute école esthétique et peut se retrouver aussi bien chez le romantique Delacroix, que chez l’ethnographique Gérôme ou l’académique Ingres. Certains tentèrent de théoriser leur mouvement et de définir ce qui les attirait dans cet Orient intemporel et sans limites géographiques précises : Eugène Fromentin, par exemple, y voyait un autre monde, l’envers de l’Occident, où les conventions se renversent. Bizarre et parfois incompréhensible, cet Orient résulte en fait d’une réinvention par des peintres qui préféraient rêver à partir des œuvres de Byron, Chateaubriand, Nerval, Flaubert ou Gautier, plutôt que de voyager et de s’en remettre à l’observation, alors même que la plupart avaient séjourné en Afrique du nord ou au Levant, et que certains furent de réels voyageurs-ethnographes. Fromentin raille ainsi le « peintre de genre », qui « a beaucoup imaginé, beaucoup rêvé […] mais à distance. […] Ni vrai, ni vraisemblable […], il invente encore plus qu’il ne se souvient[1]. » Plus généralement, le discours critique de l’époque dénonçait l’affèterie de certains tableaux véhiculant un « Orient de bazar », y compris ceux de peintres ayant voyagé sur place mais qui privilégiaient l’imagination au détriment du vraisemblable. Outre Descamps (visé par la pique de Fromentin), on pourrait citer Delacroix, qui avait pourtant ramené du Maroc des carnets de croquis pris sur le vif, aujourd’hui considérés comme une œuvre majeure[2], ou Gérôme, qui préférait mettre soigneusement en scène ses sujets dans son atelier plutôt que de peindre sur le motif. On peut dès lors s’interroger sur la conception du voyage chez ces artistes qui ont préféré reconstruire en studio un univers fréquemment décrit comme « théâtral », c’est-à-dire factice—paradoxe que nous nous proposons d’étudier en suivant le parcours de l’esthétique orientaliste, entre le tableau et la scène, pour déterminer la fonction effective du voyage dans ce processus créatif.

Théâtralité (?) de la peinture orientaliste

Dès le XIXe siècle, certains peintres européens voulurent analyser leur propre fascination pour l’Orient, qui motivait un déplacement in partibus pouvant se révéler aussi inconfortable et périlleux qu'exaltant, et la production de tableaux reflétant théoriquement ce qu'ils y avaient vu. Pour Eugène Fromentin :

L’Orient est extraordinaire, et je prends le mot dans son sens grammatical. Il échappe aux conventions, il est hors de toute discipline ; il transpose, il intervertit tout ; il renverse les harmonies. […] C’est le pays par excellence du grand dans les lignes fuyantes[3].

Ce que Barbour analyse comme une forme de théâtralité dans les arts[4], correspond selon Vladimir Braginsky à un besoin général :

Ainsi, l’Orient se révéla nécessaire à tous. Il était essentiel au penseur […], à l’artiste affirmant une vision résolument originale, au metteur en scène de théâtre, rejetant le réalisme et le psychologisme du drame du XIXe siècle dans la quête d’une théâtralité dont la valeur se suffirait à elle-même, et serait spectaculaire, stylisée et « conciliante ».[5]

Fromentin qui se moquait de Decamps crédite en revanche Delacroix d’avoir parfaitement mis l’Orient en scène dans sa peinture en insistant non sur le vêtement, mais le costume :

Le troisième [peintre] est monté d’un échelon sur l’escalier presque sans fin du grand art, et dans l’Orient, il a vu les spectacles humains. […] Et ce tableau, par sa perfection, témoigne exactement comment l’homme dont je parle a compris l’Orient : son amour du costume, ses scrupules pour l’aspect. […] On dit de ses œuvres qu’elles sont belles mais imaginaires ; on le voudrait plus vrai[6].

Tandis que Fromentin aurait pu parler de « tableau » en référence aux scènes organisées de Delacroix, les termes « spectacle » et « costumes » semblent renvoyer au théâtre plus qu’à une tradition picturale. Par ailleurs, on sait que les peintres orientalistes tendaient à réutiliser scènes et motifs comme autant de toiles de fond génériques, qui, dans le théâtre de l’époque, servaient à de nombreuses pièces. Pratique d’autant plus contestée—« Le caractère répétitif de la peinture orientaliste est quelque chose que beaucoup de critiques ont regretté[7] »—qu’elle contribuait à l’artificialité patente de certains tableaux : « Si la peinture de style purement réaliste se situait à un extrême, à l’autre se trouvait un art trop délibérément mis en scène ou trop artificiel dans sa reproduction des choses vues[8]. » Même Delacroix, pouvant se prévaloir d’une expérience viatique directe, céda à cette tentation :

En dépit de sa visite au Maroc, il accepta le banal orientalisme de l’époque, la théâtralité du bazar, l’Afrique des panoplies mis au goût du jour par des poètes amourachés de pittoresque et qui s’étaient fait du Romantisme un symbole[9].

Quant à Gérôme, remarque R. Benjamin, il « avait amassé une vaste collection d’objets orientaux, qui lui servaient d’accessoires dans son studio[10]. » Cet Orient tiré d’une « certaine histoire imaginaire[11] » prenait le pas sur la réalité historique :

Dans ce siècle obsédé par la découverte et l’appropriation du trésor enterré de l’ancienne Mésopotamie et des civilisations égyptiennes, la peinture et l’archéologie devinrent une synthèse dans laquelle le souci de l’artiste pour la stricte vraisemblance visuelle était moins important que d’arriver à reproduire un décor oriental captivant[12].

Ainsi, chez de nombreux peintres, l’Orient semble réduit à la fonction de réservoir où l’on puise des arrière-plans pittoresques où placer les personnages :

Cet ailleurs enchanté resta un décor de théâtre, d’opéra et beaucoup d’artistes qui en étaient les spécialistes semblent ne pas avoir changé leurs idées le moins du monde même après l’avoir vu de leurs yeux, continuant plutôt à élaborer de spectaculaires compositions avec des sphinx et des minarets[13].

Une telle méthode génère une imagerie orientale stéréotypée, au sens étymologique du terme, c’est-à-dire qui reprend les mêmes motifs d’un tableau à l’autre[14]. L’architecture, tout particulièrement, est interprétée comme une sorte de décor générique, attendu par le spectateur : tours, arches, ruines ou déserts, dénués de toute spécificité, semblent interchangeables, au point parfois de provoquer des amalgames historiques au sein d’une même image. La critique de l’époque révèle que l’artificialité de la peinture orientaliste a été nettement ressentie, à la fois par les artistes et les historiens de l’art, et assimilée à une forme de théâtralité, presque toujours défavorablement reçue.

Edward Saïd développe en détail le fil de cet argument d’une théâtralité « négative », et dénonce cette mise en scène de l’Orient par l’Europe comme une manipulation politique :

Dans les chapitres centraux d’Orientalisme, Saïd cherche à montrer comment, au cours du XIXe siècle, les représentations européennes de l’Orient comme une sorte de scène magique, une scène attachée à l’Europe et sur laquelle étaient surimposées sinon supplantées par des représentations dans lesquelles l’Orient devenait un tableau, un musée et une matrice disciplinaire[15].

Appliquant à l’art (particulièrement les formes de la culture populaire) cette définition de l’orientalisme, MacKenzie[16] en montre les défauts, soulignant l’importance des rapports des arts visuels entre eux, en se concentrant sur les effets spectaculaires et le rôle de la mise en scène, au théâtre comme dans les expositions. « Mackenzie reconnait que considérer les peintures orientalistes comme une extension du théâtre offre une importante clé à leur compréhension[17] », affirme Gregory, qui distingue la perception de la théâtralité chez Saïd et chez MacKenzie :

L'un des principaux attraits de l’Orient, nous dit-il, était sa théâtralité. Comme sa formulation le suggère, MacKenzie traite cependant cette qualité comme étant intrinsèque à l’Orient, tandis que Saïd s’explique longuement pour montrer que cette théâtralité était le produit historique d’une série de pratiques visuelles européennes qui ont construit l’Orient comme un tableau, un théâtre et un spectacle[18].

Or, Gregory tombe dans le même travers en reconnaissant également dans l’imagerie orientaliste une qualité théâtrale, sans pour autant l’expliciter[19]. Même à partir d’exemples précis, il semblerait donc que les critiques ne puissent pas réellement discerner ce qui, dans une image, relèverait de la « théâtralité », autrement que par un usage métaphorique du terme qui, de fait, se substitue à une véritable analyse. Ainsi, Roger Benjamin décrit Sardanapale dansant parmi ses femmes comme une scène très théâtrale dans un tableau de Victor Prouvé (1885, à présent détruit) : « C’était une scène extrêmement théâtrale, pleine de femmes nues ivres ou en détresse et de musiciens à la peau sombre pinçant d’étranges harpes.[20] » Malheureusement, il ne donne pas de plus ample explication quant à la nature de ce caractère « théâtral » ; ne reste qu’une simple description de la scène, et une qualification qui apparaît finalement tautologique —et donc purement gratuite. A ce stade, on a perdu tout lien de causalité entre ce que l’on représente et ce à quoi un voyageur du XIXème siècle a pu assister.

L’argument selon lequel l’Orient ne serait qu’un prétexte à l’expression de fantasmes occidentaux semble désormais largement répandu parmi les universitaires ; et la prétendue théâtralité de la peinture orientaliste apparaît comme un corolaire à ce principe. Christian Gundermann, par exemple, affirme que « L’Orient est clairement le lieu de la fantaisie occidentale, il fournit les accessoires pour la scène des désirs fantasmatiques occidentaux[21]. » Même son de cloche chez Linda Nochlin, qui considère certains peintres orientalistes, notamment Gérôme ou Delacroix, comme des « taxidermistes[22] » plutôt que comme des ethnographes, et leurs peintures comme un espace où s'expriment sur le mode théâtral des désirs plus ou moins avouables : « C’est plutôt une scène [a stage] où se jouent, à distance respectable, des passions interdites—les propres fantasmes de l’artiste[23]. » L’Orient offrirait à ces peintres un site de fantaisie, où les pulsions de violence et d’érotisme se trouvent mêlées et justifiées par la distanciation que permet le sujet exotique. Mais en quoi cela constituerait-il une « scène » (stage) plutôt qu’un simple espace pictural ? Nochlin ne le précise pas ; par ailleurs, elle utilise fréquemment le terme « décor » pour stigmatiser l’utilisation politique de l’imaginaire orientaliste : « Ils se trouvent changés en sujets de délectations esthétique dans le cadre d’une iconographie où des êtres exotiques s’intègrent à un décor qui censément les définit, et qui surtout les enferme[24]. » Le choix du terme « décor » pour critiquer le pittoresque de la peinture renforce l’impression qu’il s’agit bien ici d’un effet théâtral ; or, l’argument vaudrait tout autant avec un vocabulaire plus neutre—par exemple « fond » (background). Même constatation pour cet autre passage qui évoque la « mise en scène » d’un lieu :

Une version touristique commerciale de la porte Bab Mansous à Meknes « orientalise » le sujet, produisant une image dont le touriste aimerait se souvenir, pittoresque, hors du temps, la porte elle-même étant photographiée à un angle dramatique, mise en relief par des contrastes dramatiques d’ombre et de lumière[25].

On passe ici de la peinture à la photographie, tout en restant dans le champ sémantique du théâtre (avec le terme « dramatique »), convoqué de manière arbitraire pour fournir une (pseudo-) explication là où l’auteur se contente d’une description. Elle suggère ainsi une relation entre la peinture (ou la photographie) et le théâtre qui en fait se limite à sa formulation linguistique. Qu’est-ce au juste qu’un angle de vue et des contrastes de lumière « dramatiques » ? De nouveau, il ressort que le jugement pourrait s’exprimer par un autre adjectif moins connoté (« frappant ») sans perdre son sens.

De plus, à propos du XIXe siècle, où très peu d'Européens avaient la possibilité (ou même le désir) de se rendre en Afrique du nord ou au Levant, on ne peut pas parler légitimement d'une vision « touristique » de l'Orient, à moins d'envisager le voyage de manière métaphorique : le public de l'art orientaliste voyagerait non pas de manière physique, mais à travers les images accumulées, l'artiste servant alors de liaison. Or, ce rôle d'intermédiaire culturel supposerait une adéquation entre la représentation picturale et la connaissance acquise in situ, dont le tableau constituerait une trace. On sait que le principe selon lequel la photographie offrirait un reflet notablement plus fidèle de la réalité, encore vivace à la fin du XIXe siècle, a été abandonné : dans le cas qui nous occupe ici, l'abondance des clichés orientalistes procédant d'une mise-en-scène à peine moins évidente que celle des toiles peintes démontre que les avancées technologiques ne débouchent pas sur une plus grande authenticité, même si la photographie pouvait communiquer une impression de la « chose vue » en apparence plus proche du voyage proprement dit. D'une manière ou d'une autre, ce « voyage par procuration » est marqué au coin de la facticité ; qu'elle nous semble aujourd'hui procéder du théâtre s'explique par le caractère tout aussi artificiel de la représentation scénique, sans qu'on puisse voir là autre chose qu'un rapport analogique somme toute banal entre les diverses formes de représentation disponibles à l'époque, qui se substituent toutes au voyage.

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Fig.1. Charles Naudet, Charmeuse, 1903, Photographie, Collection Gérard Levy, Paris.

Se construit donc ainsi un pittoresque fondé sur les mêmes stéréotypes visuels (le harem, le bazar, le bain, la fantasia…) qu’affectionnaient alors l’artiste occidental et son public, mais devenu suspect. Le critique algérien Malek Alloula dénonce ainsi les cartes postales colonialistes comme moyen de diffuser le fantasme de la femme algérienne offerte (voir fig.1), dans l'écrin d'un lieu érotisé par excellence, le harem, (re)créé dans le studio du photographe grâce à un dispositif très élaboré :

Lieu de la mise en place de l’illusion, le studio, quant à lui, a pour fonction le parachèvement de l’illusion initiale : celle que crée le modèle. Il est de ce fait la scène de l’imaginaire, indispensable à l’accomplissement du désir, le lieu propice. Toute la « machinerie » des accessoires—que le photographe ordonne autour du modèle et sur lui (trompe-l’œil, meubles, tentures, bijoux, objets divers)—vise à suggérer l’existence d’un cadre naturel dont le « réalisme » bricolé se veut une authentification supplémentaire qui n’est jamais de trop[26].

On notera ici que l’auteur s’abstient de recourir trop vite à des termes du champ sémantique du théâtre, mettant « machinerie » entre guillemets et utilisant « scène » dans un sens neutre ; preuve s’il en fallait que le discours critique sur l’orientalisme n’a nullement besoin de la référence à une prétendue théâtralité. Malheureusement, Alloula succombe lui aussi à ce travers lorsqu’il juge que la carte postale, prolongeant et reprenant la fonction de la peinture orientaliste, est « avant toute chose un art du simulacre, au sens théâtral et compensatoire du terme[27]. » Le théâtre étant un art de la présence, ses techniques de simulacre ne peuvent pourtant entièrement se ramener à celles de l’image en deux dimensions.

Cependant, le théâtre joua bel et bien un rôle crucial pour ces artistes dont beaucoup commencèrent leur carrière en tant que peintres de décors :

Le nombre d’artistes européens ayant visité le Levant et l’Afrique du Nord au XIXe siècle […] est remarquable. En 1830, Andrien Dauzats, un membre de l’atelier de Julian Michel Gué, qui avait débuté comme peintre pour décors de théâtre, a fait un périple en Egypte, en Syrie et en Asie Mineure. En 1833, David Roberts, un peintre écossais, qui avait également débuté comme peintre de décors de théâtre […] a visité Tanger[28].

Philippe Jullian rappelle que « Les Allemands et les Italiens se familiarisaient avec les sujets orientaux à travers les décors d’opéra[29] », et que les amateurs de peinture orientaliste l’étaient aussi d’art lyrique : « Les habitués de l’opéra achetaient souvent des toiles qui leur rappelaient des œuvres comme Lakmé de Léo Delibes ou Les Pêcheurs de perles de Bizet [30]. » On comprend mieux ainsi le lien entre peinture et théâtre chez un public habitué à des décors composés de panneaux coulissants peints, aux possibilités limitées de représentation tridimensionnelle, qui découvrirent par la suite une scénographie avec des éléments en trois dimensions, avec des objets tirés de la vie quotidienne, et des personnes prétendant être ce qu’elles représentaient[31].

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Fig.2. Karl Friedrich Schinkel, Décor pour l'opéra La Flûte enchantée de Wolfgang Amadeus Mozart, 1816, Bibliothèque-Musée de l'Opéra, Paris

Les spectateurs recherchaient dans différents domaines visuels ce qui leur permettrait de voyager sans quitter leur univers familier : « Le public voulait voir, sur scène aussi, ces “visions de l’Orient” qui les avaient enchantées dans les expositions ; et, à l’instar des décorateurs de théâtre, les architectes se mirent à construire des pavillons marocains[32]. » L’objet orientaliste circule ainsi entre littérature, théâtre et architecture. Lalla Rookh, poème de Thomas Moore (1817), devint le thème d’une commande pour le peintre allemand Wilhelm Hensel, qui en exécuta douze peintures. Ces images furent présentées à des invités sous la forme de « tableaux vivants » pour une pantomime lors d’un festival en janvier 1827, à Berlin, honorant l’héritier de la couronne russe, le Prince Nicholas et sa femme la Princesse Charlotte de Prusse. La grande Duchesse Charlotte, qui interprétait le rôle de Lalla Rookh, reçut les tableaux vivants reproduits en peintures dans un livre. Hensel a également travaillé à Berlin de 1818 à 1820, pour les décors au théâtre Schauspielhaus avec Karl Friedrich Schinkel, peintre et architecte allemand, dont les plus célèbres décors furent ceux de La Flûte enchantée de Mozart en 1815[33] (voir fig. 2). Cette vogue des décors égyptiens inspirera plus tard Le Roman de la Momie de Gautier (1858), dont un épisode sera illustré par Lecomte du Nouÿ dans ses Porteurs de mauvaises nouvelles (1871) (fig. 3). Le rapport entre architecture et théâtre allait dans les deux sens : « Sous l’influence des décors de Schinkel pour La flûte enchantée en 1816 et ceux de Lalla Rookh par Wilhem Hensel, le roi de Prusse, suivant l’exemple du Prince Pückler-Muskau, a fait l’acquisition d’une serre de style mauresque[34]. »

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Fig.3. Jules Jean Antoine Lecomte du Nouÿ, Les Porteurs de mauvaises nouvelles, 1871, Ministère des Affaires Culturelles, Tunis

En 1908 parut une nouvelle traduction des Mille et une Nuits par le Dr Joseph-Charles Mardrus, déclenchant une vague orientaliste dans la mode et le théâtre parisiens. Les décors et les costumes du russe Léon Bakst (voir fig.4 et 5) font renaître l’orientalisme sur scène, un siècle exactement après l’Égypte imaginaire de Schinkel[35].

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Fig.4. Leon Bakst, Schéhérazade, La sultane bleue, 1910, dessin de costume pour la production de Diaghilev à Paris avec Les Ballets Russes.

 

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Fig.5. Leon Bakst, Décor pour Shéhérazade, production de 1916

Le Dahesh Museum of Art de New-York a organisé en 2004 une exposition entièrement consacrée aux rapports entre les fantasmagories orientalistes scéniques, l’architecture et la peinture au XIXe siècle, Staging the Orient. Stephen Edidin, le directeur de l’exposition rappelle dans son introduction au catalogue que :

Cette exposition révèle l’extraordinaire variété de conventions architecturales utilisées en scène pour suggérer l’Orient. […] Comme cette exposition le prouve, l'Orient imaginaire crée par ces artistes sur scène a influencé l’histoire du design à la fois sur la scène et au-delà, à travers toute l’Europe occidentale et aux États-Unis, jusqu'à ce jour[36].

Avec des décors de plus en plus réalistes, le jeu des comédiens changea également et les chanteurs s’adaptèrent en copiant des poses empruntées à la peinture académique, dont les modèles étaient dérivés des sculptures grecques et romaines. L’opéra devint « une peinture d’histoire mouvante[37] ». Cet effet de miroir et d’influence réciproque permet de mieux appréhender les relations entre peinture (gravures et cartes postales), décors de théâtre et architecture, sans toutefois qu’on puisse toujours déterminer précisément quel art influence l’autre.

Il semble par contre certain que d’innombrables échanges aient eu lieu entre ces trois domaines, auxquels il faut ajouter la littérature, dont les descriptions détaillées pouvaient inspirer les peintres. On sait par exemple que le tableau La Mort de Sardanapale le grand (1827) de Delacroix, peint avant son voyage au Maroc, illustre Sardanapalus, drame de Byron (1821). Tout ceci menait inévitablement à deux tendances fortes : d'une part, une uniformisation des sujets choisis et de l’esthétique dans la représentation de l'Orient, et d'autre part le maintien - ou peut-être même l'accentuation—de la distance entre cet Orient représenté et la réalité, seulement accessible par le voyage, mais dont l'importance semble finalement secondaire.

Horizon d’attente et désir de spectaculaire, par-delà le voyage

Christine Peltre est l’une des rares historienne de l’art à avoir tenté de situer d’où vient l'impression de « théâtralité ». Dans un premier temps, elle se focalise sur la dimension physique de la peinture orientaliste, qui, à l’instar de la peinture d’histoire, s’effectuait sur des toiles de très grande taille. L’historienne y voit une : « représentation de l’Orient […] souvent conçue de manière emphatique, théâtrale, comme inspirée par la scène d’opéra[38]. » Argumentant que cette façon de faire serait propre au mouvement romantique, Peltre consacre tout un chapitre (« Un théâtre de passions ») à la relation entre peinture et théâtre. Pourtant, on peine à voir ce rapport comme autre chose qu’un parallèle, tout évident qu’il puisse sembler.

MacKenzie soutient une thèse semblable, en réfutant l’hypothèse que la construction de l’Orient par les peintres est fondée sur des peurs imaginaires, ainsi que sur des formes de violence et de sexualité étrangères aux occidentaux. Il affirme au contraire que ces préoccupations correspondent à « l’imaginaire turbulent et violent du Romantisme » ; d’où, poursuit-il, « cette fascination pour les éruptions volcaniques, les tempêtes, les désastres, les massacres et les animaux les plus sauvages, avec des ruines et des meurtres[39]. » Rien donc de spécifiquement théâtral ; en revanche, cet inventaire souligne à quel point l'attrait de l'Orient pouvait tenir à des scènes auxquelles le voyageur ordinaire n'était pas normalement exposé, ce qui diminuait la valeur de l'expérience viatique.  

De même, les éléments picturaux censément propres à l’orientalisme apparaissent en fait liés à des symboles ou des métaphores (de la sexualité, la violence, la peur, la force) déjà abondamment traités en peinture à travers d’autres champs thématiques (l’Empire Romain) et d’autres courants artistiques (Le Romantisme). De quelle manière, dans quel élément précis la théâtralité s’exprime-t-elle ? Dans le fond ou la forme ? MacKenzie, après avoir démontré que des éléments comme le cheval ou le lion, loin de constituer une innovation, s’inscrivent dans un jeu de métaphores, de références et d’exercices picturaux fort anciens[40], argumente que l’Orient est un faux-semblant qui joue dans la peinture le rôle d’un simple « décor théâtral pour une imagerie violente déjà établie[41]. » On reste donc dans la simple analogie du dispositif scénique qui sert d’arrière plan à l’action. À de rares exceptions près, le jugement de « théâtralité » se trouve disqualifié soit parce que tel ou tel élément le justifiant peut être replacé dans une tradition picturale, soit parce ce qu’il suppose un rapport avec le théâtre impossible à établir. S’agirait-il alors purement d’un problème de vocabulaire ?

En séparant le « théâtral » de ce qui appartient à une tradition picturale (des ruines, un lion, un cheval, un cavalier…), MacKenzie avance une hypothèse intéressante, mais qui pose d’autres problèmes : qu’est-ce ce qui constitue, concrètement, ce décor ? Une lumière particulière ? Le sable ? Le soleil ? Le ciel sans nuages ? Un paysage profondément différent de ceux de l’Europe ? McKenzie propose que

Les Britanniques cherchaient à s'échapper d'un terne univers industrialisé à travers toutes sortes de spectacles et de représentations scéniques. Flaubert décrivit L'Égypte comme un immense décor de théâtre, et de fait, l'un des principaux attraits de l'Orient résidait dans cette impression de théâtralité[42].

Cette remarque suggère que c’est l’Orient fantasmé qui, en soi, serait « théâtral », et non sa figuration en peinture. Les paysages, les bâtiments et les costumes apparaissent comme les composantes d’une façon d'envisager le monde difficilement compréhensible pour les Occidentaux - « Comment peut-on être Persan ? » - et qui pour eux n’existait que sur scène, où peut s’exprimer la magie de l’inconnu et de la différence d'une manière autrement plus frappante que sur une toile peinte.

C’est indéniablement dans le cadre du théâtre au sens large, c'est-à-dire aussi des amusements populaires (les panoramas, dioramas, cosmoramas, maréoramas ou autres lanternes magiques) que se constitua une image de l’Orient, à travers des figures déclinées ensuite dans les autres arts ; la peinture, mais aussi des formes inédites de diffusion alors en plein essor, telles que la carte postale, les chromos, l’impression sur boîte, les affiches, la photographie… Le public, les clients, les jurys de salon s’attendaient à retrouver sur la toile l’Orient tel que la scène l’avait préalablement inventé, avec un très fort désir de spectaculaire.

La part que prenait le voyage proprement dit dans cette construction apparaît négligeable : que l'artiste fût allé sur place se documenter ne lui donnait finalement qu'une légitimité formelle, puisqu'il n'avait guère d'autre choix que de se conformer à une vision de l'Orient préétablie ; s'en écarter au nom du vécu pouvait lui nuire. Au mieux, son voyage lui apportait une sorte de validation abstraite, et parfois paradoxale lorsqu'il prodiguait des images dont il savait pertinemment qu'elles ne correspondaient pas à la réalité.

Entre le voyage en Orient et le vaste ensemble des représentations orientalistes au XIXe siècle —en peinture, en photographie, au théâtre, en architecture, dans les expositions—, on constate une discontinuité presque totale. Il est difficile de déterminer si le voyageur Européen aurait pu se prévaloir de son expérience directe pour offrir une vision que nous pourrions qualifier d'« authentique » ; en pratique, prétendre aller contre les motifs obligés et les stéréotypes établis (en matière de sujet, de personnage, de scène…) aurait condamné l'auteur à l'insuccès, voire au ridicule. Le voyage par procuration garanti par l'orientalisme obéissait à ses propres règles, sensiblement différentes de celles d'un véritable déplacement ; c'était un voyage fondamentalement immobile et idéal, que l'expérience de celui qui avait séjourné sur place ne pouvait guère améliorer—et qu'une vérité trop crue risquait même de gâcher.

Notes de pied de page

  1. ^ Eugène Fromentin, Une Année dans le Sahel, Paris, Michel Lévy Frères, 1859 ; Œuvres complètes, ed. Guy Sagnes, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, Paris, 1984, p. 325.
  2. ^ Au cours de son périple au Maroc et en Andalousie (1832), Delacroix a rempli plusieurs carnets, dont le plus remarquable est conservé au Louvre (RF 1712 bis).
  3. ^ Fromentin, Une Année dans le Sahel, op. cit., p. 323.
  4. ^ Richard Barbour, Before Orientalism : London’s Theatre of the East, 1576-1626, Cambridge, Cambridge University Press, 2003.
  5. ^ Vladimir I. Braginsky, « Rediscovering the "Oriental" in the Orient and Europe: New Books on the East-West Cultural Interface », Bulletin of the School of Oriental and African Studies, University of London, Vol. 60, no 3 (1997), p. 511-532. Citation p. 523. C’est moi qui traduis toutes le citations en anglais.
  6. ^ Fromentin, Une Année dans le Sahel, op. cit., p. 325-326.
  7. ^ Roger Benjamin, Orientalist Aesthetics, Art, Colonialism, and French North Africa, 1880-1930, Berkeley, University of California Press, 2003, p. 82.
  8. ^ Ibid., p. 85.
  9. ^ George Waldemar, « Art in France—A Delacroix Exhibition », The Burlington Magazine for Connoisseurs, vol. 52, no 300 (Mars 1928), p. 155-156, p. 156 pour la citation.
  10. ^ Roger Benjamin, « The Oriental Mirage », Orientalism: Delacroix to Klee, The Art Gallery of New South Wales, 1997, p. 17.
  11. ^ Ibid., p. 18.
  12. ^ Id.
  13. ^ Christine Peltre, Orientalism in Art, New York, Abbeville Press, 1998, p. 9.
  14. ^ Voir Gérard-Georges Lemaire, L’Univers des Orientalistes, Paris, Place des Victoires, 2012.
  15. ^ Derek Gregory, « Review : Orientalism Re-Viewed », History Workshop Journal, no 44 (Autumn 1997), p. 269-278 ; p. 272 pour la citation.
  16. ^ John Mackenzie, Orientalism: History, Theory, and the Arts, Manchester, Manchester University Press, 1995.
  17. ^ Gregory, « Review: Orientalism Re-Viewed », art. cit., p. 273.
  18. ^ Ibid., p. 273.
  19. ^ Ibid.: « Mais le tableau où l'Orient contemplé produit ce que la Description de l’Égypte nomme une “bizarre jouissance” à la fois perpétue l'imagerie théâtrale et génère une sensation d'exhibitionnisme. »
  20. ^ Benjamin, Orientalist Aesthetics, op. cit., p.138.
  21. ^ Christian Gundermann, « Orientalism, Homophobia, Masochism : Transfers between Pierre Loti's Aziyadé and Gilles Deleuze's Coldness and Cruelty », Diacritics, vol. 24, no 2/3, Critical Crossings (Summer - Autumn, 1994), p. 151-167 ; citation p. 151.
  22. ^ Linda Nochlin, The Politics of Vision: essays on Nineteenth-Century Art and Society New York, Harper and Row, 1989, p. 50.
  23. ^ Ibid., p. 42.
  24. ^ Ibid., p. 51.
  25. ^ Ibid., p.39.
  26. ^ Malek Alloula, Le Harem colonial : images d’un sous-érotisme, Séguier, Paris, 2001, p.20
  27. ^ Ibid., p. 48
  28. ^ Alexander Lyon Macfie, Orientalism, London, Pearson Education, 2002, p. 63.
  29. ^ Philippe Jullian, Les Orientalistes. La Vision de l’Orient par les peintres européens du XIXe siècle. Fribourg, Office du Livre, 1977, p. 26.
  30. ^ Ibid., p. 77.
  31. ^ Edward Ziter, The Orient on Victorian stage, Cambridge, Cambridge University Press, 2003, p. 2.
  32. ^ Ibid., p. 107.
  33. ^ Ian Chilvers, « Schinkel, Karl Friedrich », The Oxford Dictionary of Art, 2004.
  34. ^ Ibid., p. 107-108.
  35. ^ Ursula Prunster, « From Empire’s end : Australians as Orientalists, 1880-1920 », Orientalism: Delacroix to Klee, op.cit., p.51.
  36. ^ Staging the Orient : Visions of the East at La Scala and the Metropolitan Opera, exposition organisée par Vittoria Crespi Morbio et Stephen R. Edidin, New York, Dahesh Museum of Art, 2004, p. 6.
  37. ^ Id.
  38. ^ Christine Peltre, Orientalisme, Paris, Terrail, 2004, p. 145.
  39. ^ MacKenzie, Orientalism, op. cit., p. 54.
  40. ^ MacKenzie (Ibid., p. 55) évoque l’univers de la chevalerie, qui réapparaîtrait sous le déguisement de l’orientalisme.
  41. ^ Id.
  42. ^ Ibid., p. 63

Référence électronique

Dorothée POLANZ, « Voyage dans l’orient imaginaire des peintres : Paradoxe d’une artificialité théâtrale ? », Astrolabe - ISSN 2102-538X [En ligne], Le Voyage immobile (décembre 2020), mis en ligne le 08/12/2020, URL : https://www.crlv.org/articles/voyage-dans-lorient-imaginaire-peintres-paradoxe-dune-artificialite-theatrale